LA BIÈVRE
Le Monde Illustré ― 8 février 1896
Dans les bois qui font au château de Versailles une si magnifique ceinture
de futaies, plus loin que l'endroit appelé le Désert, au fond d'un
ravin étroit à ce point qu'il ressemble à une ruelle encaissée entre deux murailles
de verdure, en un lieu où il n'y a ni maison, ni route, ni chemin, ni sentier,
rien qu'un enchevêtrement de branches et un fouillis de grandes herbes, naît
un ruisselet, si bien caché dans les roseaux qu'on a peine, d'abord, à le découvrir.
Il fuit, sous l'ombre verte des arbres, suivant sans détours ni méandres le
fond de la vallée... C'est la Bièvre.
La Bièvre, gracieuse, pure, innocente, qui semble si heureuse de courir dans
les herbes, de refléter les aulnes, de cascader sur les cailloux, qu'elle est
parvenue à attendrir les bicyclistes. Quelque invraisemblable que paraisse cette
assertion, les bicyclistes ont respecté, en effet, le berceau de la Bièvre :
ceux qui veulent lui rendre visite laissent leur machine à Guyancourt ou à Bouviers,
et vont à pied, comme de simples mortels, lui porter leurs hommages. Je signale
ce point de notre globe où la bécane n'est point parvenue : c'est dire combien
ce coin de terre est reculé, solitaire, silencieux, discret et poétique.
Quand on fait en bateau-omnibus la traversée de la Seine, du pont d'Austerlitz
à Auteuil. on aperçoit, par les basses-eaux, (quelque part dans les environs
du Jardin des Plantes, une énorme bouche d'égout, qui, continuellement, déverse
une sorte de liquide visqueux, épais, jaunâtre : de temps à autre, dans cette
déjection ininterrompue, apparait, quelque masse verdie, informe. cadavre de
chien gonflé comme un animal en baudruche, ou vieux chapeau juteux ballotté
par la vase, pis encore… Les passagers des bateaux se détournent avec horreur;
les pêcheurs à la ligne eux-mêmes — que ne rebutent pourtant ni la sortie du
grand collecteur ni le fameux égout aux cataplasmes de l'Hôtel-Dieu — désertent
ce confluent fétide, aux alentours duquel les poissons ne peuvent pas vivre.
Ce flux d'ordures. c'est la Bièvre. La Bièvre avilie, abjecte, boueuse, prostituée.
Il n'y a pas d'histoire plus dramatique et plus morale que celle de ce pauvre
cours d'eau, histoire navrante et bien faite pour servir de leçon.
Pour son malheur, la Bièvre est née trop près de la grande ville : c'est
ce qui a fait sa perte. Comme tant de pauvres filles des champs, le mirage de
Paris la troublait dans ses grands bois; elle était attirée vers cette cité
merveilleuse dont les féeries hantaient sa solitude. Sans doute les couples
heureux qui, le dimanche, s'égaraient sur ses bords, ont-ils contribué à son
malheur : la nymphe de sa source, à force de voir ces bandes de Parisiens, échappées
pour un jour de leur prison, si gaies, si folâtres, si pleines d'entrain, a
pensé peut-être que, dans cette ville d'où ils venaient, ce n'était que fête
continuelle, idylle sans fin. Avait-elle entendu dire aussi que dans ce Paris
fascinateur, une belle rivière n'avait qu'à se laisser couler, oisive et adorée
des riverains, reflétant des cathédrales et des palais, sans une turbine à actionner,
sans un moulin à faire mouvoir? Alors, ayant peur du travail, elle se sera dit
: « Pourquoi pas moi aussi bien qu'une autre ?. » - C'est ce raisonnement qui
les perd toutes!

Entrée de la Bièvre dans Paris
Et pourtant les avertissements ne lui ont pas manqué. Un jour, un grand prince
fit élever, dans les forêts où elle prend naissance, un admirable palais et
disposer un parc somptueux, tout rempli de bassins sans eaux, de cascades sans
chute, de canaux où l'on ne pouvait naviguer. Ce grand prince entendit parler
de la Bièvre, et, tout de suite, la désira follement. Ce n'est point qu'il la
trouvât jolie, jolie : elle semblait bien rustique à un si raffiné seigneur
; mais comme il n'y avait pas d'autre; rivière dans les en- virons, il conçut
Je projet d'amener celle-ci à sa cour. Il vint lui faire visite , accompagné
d'une troupe d'architectes célèbres, de jardiniers fameux, d'ingénieurs hydrographes
illustres. La sotte eut peur, et se fit, ce jour-là, si menue, si discrète,
si pauvre, que les courtisans, considérant et la grandeur du prince, et l'humilité
de la rivière, dirent : « Sire, laissez cette péronnelle ; vous n'en sauriez
faire rien ; nous vous amènerons la Loire ou l'Eure sur des aqueducs de six
mille - arches : cela, du moins, sera digne de Votre Majesté. » Et comme cet
argument sembla très raisonnable au grand roi, il tourna le dos à la Bièvre
et n'y pensa plus.
Elle se réjouit de cette décision, l'infortunée ! Si pourtant, à cette heure
d'où dépendait sa destinée, elle s'était tant soit peu mise en frais, si elle
avait grossi sa voix, étalé sa robe et montré quelque désir de plaire, son eau,
restée pure. baignerait depuis deux siècles, les blanches déesses de marbre
des bassins de Versailles, dormirait dons les urnes de porphyre, jouerait dans
les conques de bronze des tritons et s'épanouirait en belles gerbes sous des
colonnades de granit rose. Tandis qu'aujourd'hui !...
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