Paris !... Mon Paris !...
La Glacière et les Gobelins
par Claude BLANCHARD
Le Petit Parisien — 19 novembre 1931
Il était une fois une petite rivière. Elle prenait sa source dans l'étang
de Saint-Quentin et, tout en jouant avec les buissons et les prés, elle faisait
mille fantaisies, chantait, revenait sur ses pas pour contempler une marguerite,
se glisser à l'ombre émiettée d'un saule ou donner un baiser frais à un jeune
poulain. Loin des grand'routes, oubliée des hommes, elle suivait, innocente,
sa jolie destinée. Or, un jour, elle vit son horizon se peupler de hautes maisons
étagées sur des collines. Sans s'en douter, elle était parvenue à Paris, à travers
lequel elle continuait sa route, épargnant l'église Saint-Médard, pour aller
donner enfin sur les flancs glauques de la Seine. Un homme qui arrivait de Reims,
qui s'appelait Gille Gobelin et se disait teinturier en écarlate, voyant ses
eaux vives eut l'idée d'y laver la laine avec laquelle on tissa les portraits
de rois, les horizons de bataille et les chapeaux empanachés des tapisseries
de haute lisse. Il y a longtemps de ça, plus de quatre cents ans.
Le malheur venait d'entrer dans sa vie. Il lui sembla que ses flots prenaient
un goût amer son teint jusqu'alors si clair devint peu à peu livide, se marqua
de marbrures infectes la maladie se mit courir dans ses herbes. Elle se vit
environnée d'une meute de tanneurs qui lui tendaient des pièges, l'attiraient
dans des bacs et finalement ne lui rendaient que la pourriture juteuse des toisons.
Intoxiquée, vieillie en moins de trois kilomètres, elle tombait à l'égout comme
une charogne flasque et le fleuve l'emportait.
L'histoire que je viens de conter est celle de la Bièvre.
J'avais lu quelques descriptions ne datant pas de plus de vingt ans et je
comptais bien trouver dans Paris même quelque fossé, quelque grille engorgée
d'ordures par où j'aurais pu contempler ce triste symbole de la vie citadine.
D'un pas plein d'espoir, feuilletant dans ma mémoire les pages parisiennes
de Georges Cain et les récits de Huysmans, je gagnai la rue de Tolbiac, mais
je ne découvris devant moi que l'aridité du pavé. Marchant toujours, j'entrai
dans une région dont les noms de rues portaient cependant dans tous les sens
la trace de cette eau fuyante rue de la Fontaine-à-Mulard, rue du Moulin-des-Prés,
rue du Moulin-de-la-Pointe, rue du Moulinet. Rien. Je m'assis désespéré sous
les ombrages avortés de la petite place des Peupliers, environnée de cliniques
et de hautes cités ouvrières dont la brique vomit par toutes les ouvertures
des cris d'enfants, des bruits de galoches et des dégringolades de literie.
J'étais en plein quartier de la Glacière, qui doit de s'appeler ainsi au hameau
du Petit-Gentilly, devenu après la Révolution le hameau de la Glacière, à cause
d'un dépôt de glace artificielle qui s'y trouvait.
Sur le banc, à côté de moi, je vis un homme jeune qui chauffait une maladie
au soleil. Je ne savais pas comment m'y prendre pour lui demander mon renseignement.
Enfin je me décidai :
— Pardon, monsieur, lui dis-je, pouvez-vous m'indiquer la Bièvre ? Il me
regarda comme si j'avais été fou et il se demanda probablement ce que je, pouvais
bien vouloir faire de la Bièvre. Mais il était aimable.
— La Bièvre ? dit-il en haussant les épaules et en montrant du regard la
rue de la Colonie, elle est là dessous, et puis elle s'en va là-bas sous le
boulevard Blanqui.
Il eut un geste vague et ajouta :
— Pour la voir, il faut descendre vers Bicêtre.
Je repartis à travers la pesanteur morne de la banlieue où la campagne et
la ville se heurtent et se brisent mutuellement en mille morceaux pour ne laisser
qu'une salade de choses à moitié mortes.
Enfin je la vis. Son clapotis grignotait d'un côté un immense tas d'ordures,
le long de la route de Paris à Fresnes, et de l'autre elle se répandait sous
le hangar d'une mégisserie, faisant flotter de droite et de gauche des outils
et de vieux baquets. De temps en temps, un homme aux vêtements brûlés par les
acides sortait de cette habitation lacustre et s'avançait à pied dans ce gué
industriel en laissant un sillage dans la croûte qui recouvrait la surface de
l'eau, puis il jetait dans le courant un nuage de liquide jaunâtre que la Bièvre
effaçait bientôt dans sa couleur de rinçure.
Au Kremlin-Bicêtre, on la voit partout promener ses halos graisseux dans
les lignes droites où viennent boire les chamoiseries et les corroieries qui
murmurent le long de ses rives. Puis sans qu'on puisse savoir quelle puante
gueule souterraine s'en désaltère, elle disparait sous la capitale, suivant
dans la nuit des égouts le souvenir de ses rives perdues. Maintenant que nous
avons vu cette rivière empoisonnée, source de la prospérité des Gobelins, rentrons
dans Paris par la poterne des Peupliers et voyons ce qui se passe le long de
son cours invisible car c'est un phénomène étrange la vie et le travail dont
elle a été l'aliment continuent à prospérer sur sa tombe alors que l'une et
l'autre l'ont oubliée et la laissent maintenant pourrir en paix.
En quelques pas, on rejoint la rue du Moulin-des-Prés qui conduit à la place
Paul- Verlaine, sur les hauteurs de la Butte-aux-Cailles. Il est certains noms
qui ne s'expliquent guère dans les lieux qu'ils sont chargés d'illustrer. Qui
aurait jamais cru que la destinée posthume de l'auteur des Fêtes galantes serait
de régner sur les arbustes en piquets, les grillages et les maternités ouvrières
de ce square philanthropique assez minable ? Dans un coin, près d'une construction
en ciment, des buissons de fusain entourent un lopin poussiéreux. Tous les enfants
du quartier sont là, enfermés dans cette sorte de basse-cour, et piaillent à
qui mieux mieux sous la garde d'une infirmière. Une mère se présente à la porte
pour réclamer son bien. La gardienne appelle « Pierrot ! » Quatre,
cinq petits Pierrots accourent à toutes jambes. Je crois bien qu'elle doit dire :
« Lequel Madame ? » Tout juste si elle n'ajoute pas : « Choisissez ».
Cette petite observation me faisait penser au comique de cinéma Buster Keaton
qu'on voyait, dans un film, courir après une poule blanche. La poule sautait
un mur et, quand il arrivait à son tour sur le faite, il découvrait de l'autre
côté une ferme contenant des milliers de poules blanches identiques à la sienne.
Quand je vis ces enfants, c'était à la fin de l'été, et je réalisais, à les
voir piétiner sur le gravier, au milieu de ce paysage moulé dans le bitume,
quelle œuvre magnifique sont les colonies de vacances et combien l'initiative
publique a le devoir de les développer. La rue de la Butte-aux-Cailles s'enfuit
brusquement dans une débandade de maisonnettes délabrées. Des bistrots minuscules,
où le patron a l'air de s'agiter dans une baignoire d'étain, un bal de familles,
des petits commerces, assis par terre sous le bandeau d'un étage aplati, font
la causette au bord du trottoir enluminé à la craie par le jeu de la marelle.
Quand on s'éloigne, on sent qu'on devient la proie des conversations qui se
posent sur vous et vous déchiquettent à petits coups. Il passe peu de monde,
en effet, sur la Butte-aux-Cailles elle ne mène à rien, elle vit de peu et sa
curiosité se satisfait d'un quidam. Sur le plan de Paris vous la verrez pareille
à un peloton de rues embrouillé, serré dans le casse-noisettes que forment la
rue Bobillot et la rue Barrault, menacé par l'entrave coupante du boulevard
Auguste-Blanqui. De là-haut, le regard, franchissant les murailles sinistres
de l'hôpital Sainte-Anne, survole un Paris ferrugineux, nimbé de rouille, le
Paris plat de Grenelle et de Vaugirard.
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Suite et fin