A la raffinerie Say
L'Illustration, n°. 3263, 9 Septembre 1905

La raffinerie Say : vue extérieure
sur le boulevard de la Gare.
Au moment où deux krachs successifs sur les sucres viennent de causer tant
d'émotion, où la raffinerie, industrie jusque-là plutôt discrète et assez mystérieuse
même, a été si souvent mise en cause, nous avons cru intéressant de conduire
nos lecteurs dans l'une de ces usines qui ont fait si fort parler d'elles en
ces dernières semaines. Les portes de la raffinerie Say, qui était plus particulièrement
en cause, lors des récents incidents, nous ont été très aimablement ouvertes.
La raffinerie Say, fondée, comme on sait, par M. Constant Say, dont M. Cronier
fut le collaborateur principal, occupe, sur le boulevard de la Gare, dans le
quartier de la Gare, des bâtiments considérables disposés autour et en arrière
d'une cour d'aspect assez monumental. C'est une usine fort bien aménagée et
un beau type de grande raffinerie. C'est là que nous avons pu prendre les quelques
clichés que nous publions et qui montrent les principales opérations du raffinage.
Nous complétons ainsi, d'ailleurs, les articles que nous avons publiés alors
que le Parlement discutait les décisions adoptées par la conférence internationale
réunie à Bruxelles pour examiner les modifications à apporter à la législation
sucrière,--articles qui s'arrêtaient à la fabrication du sucre et surtout du
sucre indigène.

L'atelier de sciage du sucre.
Le raffineur se propose, en somme, de donner au sucre sa forme commerciale.
En effet, si le produit qui sort de la sucrerie est à peu près pur, il se présente
toutefois à l'état de cristaux blancs, brillants. Il s'agit de le transformer
en pains, en cubes, en morceaux sciés ou cassés mécaniquement, formes sous lesquelles
le consommateur a l'habitude de l'acheter. En même temps, la raffinerie traite,
purifie, améliore et rend utilisables pour l'alimentation les produits inférieurs,
les sucres dits de second jet, qui sont teintés de jaune ou de roux, et aussi
les sucres exotiques, fabriqués aux colonies avec plus ou moins de soin.

La salle des turbines.
Tout cela est traité par une méthode à peu près uniforme, à certains tours
de main, à certains détails près.
Le sucre arrivant de la fabrique subit d'abord l'opération de la fonte,
c'est-à-dire qu'il est dissous dans l'eau, et, à l'état de solution, filtré
sur un mélange de noir animal et de sang qui le décolore et le débarrasse d'une
partie des impuretés qu'il peut contenir. En ces dernières années, on a substitué
à ce procédé de clarification le filtrage sur un produit chimique spécial: le
sucro-carbonate calcique.
Après un nouveau passage à travers des toiles, puis, de nouveau, un filtrage
sur du noir animal, le produit est envoyé à la cuite en grains dans
le vide. Il a déjà subi, au cours de la fabrication, une opération toute pareille.
Conduit dans des chaudières chauffées à une haute température, il peut y
demeurer aussi longtemps qu'il est nécessaire sans éprouver d'altération, grâce
au vide d'air maintenu dans les appareils. Au sein de la masse pâteuse, des
cristaux, des grains, commencent à se former. La masse passe alors
dans des bacs ou réchauffoirs, maintenus à 80 degrés environ, où elle
achève de se cristalliser. Une agitation continuelle ou mouvage, communiquée
à l'appareil, active la formation du grain et le régularise.
Le sucre est désormais prêt à être mis en pain.
La chose se fait dans un local appelé empli, chauffé à un point
assez élevé encore et voisin de 30 degrés.
Des réchauffoirs, la masse est amenée par des manches de fonte jusqu'au-dessus
de chariots portant les formes coniques de métal où le pain va se mouler. Des
leviers, manoeuvres de l'extérieur par des ouvriers demi-nus--la chaleur qui
règne dans l'atelier nécessite ce costume sommaire--règlent l'écoulement du
sucre. En quelques minutes, les vingt-quatre formes d'un chariot sont remplies
et le tout est conduit dans des étuves où les pains vont demeurer plusieurs
jours. Chaque forme porte à sa pointe, au bas, un trou, qu'on a soigneusement
bouché avant le remplissage. Quand on estime le bloc bien pris, le bouchon est
ôté et ce qui demeure de sirop au sein de la masse compacte s'écoule peu à peu.
On active encore cette évacuation, en même temps qu'on parachève le nettoyage
du sucre, en disposant, à la partie supérieure des formes, une bouillie épaisse
d'eau et d'argile. L'eau, en s'écoulant, dissout et entraîne le sirop impur.
On procède encore par clairçage en faisant traverser la masse par du sirop très
pur ou clairce, qui remplit le même office que l'eau. Il reste à nettoyer la
base du pain et à le démouler.

Au port de la Villette: l'embarquement du sucre en péniches.
L'«empli»,
atelier où le sucre est versé dans les moules où il prend la forme de pains.
Pour les sucres destinés à être sciés, la forme conique des pains présentait
le double inconvénient de compliquer l'opération du sciage et de laisser beaucoup
de déchets. On y a remédié en fabriquant des pains prismatiques, qui sont produits
dans des moules en forme de couronnes cylindriques, divisés en secteurs dont
chacun donne une barre de sucre plate, facile à débiter sans pertes.
Des treuils puissants montent ces tablettes, à pleins chariots, à l'étage
supérieur, où se trouve l'atelier de sciage: là des machines ingénieuses, conduites
par des femmes, les découpent en petits «cailloux» tout prêts pour la table.
C'est de là que le sucre part pour être enfin mis en boîtes, puis en caisses,
et emporté par de puissants camions automobiles vers les gares, vers le canal
où l'attendent des péniches, vers la Seine où l'on en charge des steamers entiers.