LA BIÈVRE (suite)
Le Monde Illustré ― 8 février 1896
Le
passage de la Bièvre sous le boulevard d'Italie (Auguste-Blanqui)
Si je m'attarde ainsi à dévider ces métaphores et à écrire un conte bleu,
c'est que je cherche à dissimuler mon embarras, qui est grand, comme on en peut
juger : ayant à parler de la Bièvre, je ne l'ai jamais vue. Depuis quelque vingt
ans, j'ai couru Paris en tous sens, et je l'aime, — suivant le conseil de Montaigne,
- jusque dans ses verrues. Mais jamais, je le répète, le cours de la Bièvre,
depuis son entrée dans les fortifications, à la poterne des Peupliers, jusqu'à
son estuaire dans la Seine, ne m'est apparu, du moins sous les séduisantes couleurs
dont se sont plu à le parer les Peintres et les chroniqueurs.
Combien de fois, après avoir lu quelque description dithyrambique des quartiers
qu'elle arrose, ou rencontré quelque gravure où elle figure reflétant des bicoques
branlantes, penchées, sinistres, combien de fois me suis-je dit : « Il faut
pourtant voir çà ! » Et je partais en voyage d'exploration pour le faubourg
Saint-Marcel.
La rue des Peupliers
Ne vous laissez jamais prendre à pareil guet-apens. Rien n'est plus horrible,
rien n'est plus banal que cet égout canalisé. Le pittoresque des rives de la
Bièvre dans Paris, est une de ces traditions qui ne s'expliquent pas, et qui,
par suite, ne périront pas de sitôt. Il se peut que jadis, au temps des Mystères
de Paris et des Misérables, elles aient conservé quelque chose de cet
attrait spécial des quartiers fréquentés par les escarpes et les malandrins;
il se peut qu'aujourd'hui encore, les peintres, amoureux des tons chauds et
des oppositions brutales, y trouvent des motifs et en rapportent des études
amusantes. Il ne faut pas discuter avec les peintres, et tel site est charmant
sur la toile qui n'a aucun intérêt en réalité. Mais conseiller l'excursion de
la Bièvre à un simple curieux, et lui promettre merveilles, c'est un mauvais
tour auquel, pour ma part, je ne me laisserai plus prendre pour y avoir été
pris trop souvent.
Huysmans a fait le voyage. La relation qu'il en a écrite est un chef-d'œuvre
de descriptions colorées, vigoureuses comme les plus belles eaux-fortes de Rembrandt.
Il la peint, la pauvre rivière, « écrouée dans d'interminables geôles, apparaissant
à peine dans des préaux au plein air ; étouffant dans des tunnels, sortant,
juste pour respirer, de terre, au milieu des pâtés de maisons qui l'écrasent.
Et il y a alors contre elle, ajoute-t-il, une recrudescence d'âpreté au gain,
un abus de rage; dans l'espace compris entre la rue Censier et le boulevard
Saint-Marcel, l'on opprima encore l'agonie de ses eaux ; dès que la malheureuse
paraît, les yankee de la halle aux cuirs se livrent à la chasse du nègre, la
traquent, l'exterminent, épuisant ses dernières forces, étouffant ses derniers
râles, jusqu'à ce que, prise de pitié, la ville intervienne et réclame la morte,
qu'elle ensevelit, sous le boulevard de l'Hôpital, dans la clandestine basilique
d'un colossal égout. »
Et le tableau qui suit n'est-il pas d'un grand peintre ?
« La rue des Gobelins aboutit à une passerelle bordée de palissades : cette
passerelle enjambe la Bièvre, qui s'enfonce d'un côté sous les boulevards Arago
et de Port- Royal et de l'autre longe l'admirable ruelle des Gobelins qui est,
à coup sûr, le plus surprenant coin que le Paris contemporain recèle. C'est
une allée de guingois, bâtie à gauche, de maisons qui lézardent, bombent et
cahotent. Aucun alignement, mais un amas de tuyaux et de gargouilles, de ventres
gonflés et de toits fous. Les croisées grillées bambochent; des morceaux de
sacs et des lambeaux de bâches remplacent les carreaux perdus ; des briques
bouchent d'anciennes portes, des Y rouillés de fer retiennent les murs que côtoie
la Bièvre ; et cela se prolonge jusqu'aux derrières de la manufacture des Gobelins
où cette eau de vaisselle s'engouffre, en bourdonnant, sous un pont. Alors la
ruelle élargit ses zigzags et le vieux bâtiment bosselé d'un fond de chapelle
que des vitraux dénoncent, sourit avec ses hautes fenêtres, dans le cadre desquelles
apparaissent les ensouples et les chaînes, les modèles et les métiers de la
haute lisse. »

Rue Croulebarbe
C'est très beau... dans un livre. Déjà en 1839, Victor Hugo s'est prêté à
une gigantesque mystification en écrivant son voyage aux bords du Rhin. En a-t-il
fait des dupes ! Cette promenade en flâneur sur les berges du fleuve, ces vieux
châteaux écroulés, mystérieux, pleins de légendes et de bruits étranges; ces
antiques tours isolées au milieu du fleuve. d'où sort, la nuit. une lueur magique
; la vieille carcasse du burg d'Heidelberg, la rue des Juifs à Francfort, la
chute, la formidable chute du Rhin, à laquelle le poète consacre soixante pages
éblouissantes. Ces récits merveilleux ont fait la fortune du pays de Bâle à
Cologne. Tout le monde y va malheureusement tout le monde n'a pas les yeux de
Victor Hugo ; et il se trouve que les vieux châteaux sont de jolis villas blanches;
que la chute du Rhin est une force motrice considérable qui fait tourner des
moulins et qu'on vous montre — verte — bleue — rouge — à travers les vitres
de couleur d'un kiosque des plus prosaïques ; que la rue des Juifs est un boulevard
et le château d'Heidelberg une brasserie fort gaie; que la contrée est charmante
sans doute et qu'il y a beaucoup de vignes, de belles maisons modernes, de gares
et de chemins de fer ; qu'on en rapporte en somme une déception formidable au
lieu de l'agréable souvenir qu'on en garderait si Hugo ne s'était pas mêlé de
vous décrire tout cela à l'avance; et que, pour qu'il y ait, en l'absence de
toute légende, de tout gnome et de tout Pécopin, quelque chose de fantastique
dans l'excursion, les hôteliers se croient en droit de vous établir des notes
invraisemblables.
Voilà pourtant à quoi servent les poètes !
Il faut que de temps à autre un honnête bourgeois de bonne foi remette les
choses au point : je veux rendre ce service à mes concitoyens : n'allez donc
pas à la Bièvre, ne vous laissez pas séduire par ce qu'on en raconte : contentez-vous
des instantanés pittoresques que cette causerie a pour but d'encadrer et méfiez-vous
à l'avenir des littérateurs.
G. LENOTRE.