Le perroquet enlevé.
Le Temps — 3 septembre 1896
Dans le quartier Croulebarbe vit un perroquet centenaire, nommé Jacquot,
magnifique ara gris, à queue rouge-pourpre, comme la trame d'un cardinal. Ce
vénérable personnage habite depuis plus de quatre-vingts ans au sein de la
même famille. Avec l'âge, sa facilité d'élocution, sa mémoire, son talent
d'imitation, déjà remarquables en sa jeunesse, se sont développés au-delà de
toute expression. Il parle et chante en plusieurs langues (notamment en
portugais) et n'hésite pas à soutenir une conversation dans son propre
idiome avec tout animal que les hasards de la circulation parisienne amène à
proximité de sa cage, hennissant avec les chevaux, brayant avec les ânes,
tout prêt à hurler avec les loups, si les règlements de police ne leur
interdisaient le pavé de la capitale.
On conçoit qu'ainsi doué il fit les délices de son heureuse propriétaire,
une fruitière de la rue Dolomieu. Aussi l'existence du perroquet
s'était-elle écoulée jusqu'à avant-hier dans le calme et le confort absolus.
Par malheur, à cette date, vint à passer sous la fenêtre de l'ara un
chiffonnier (ou se disant tel) nommé Guindot dit la Hache, qui, malgré sa
jeunesse (vingt ans), compte déjà sept condamnations à son passif.
A ce moment, Jacquot égrenait les plus belles perles de son répertoire :
la Sérénade du pavé, Ma belle inconnue, etc. La Hache se sentit violemment
tenté de s'assurer la compagnie habituelle d'un tel virtuose. La fruitière,
absorbée par les soins de son commerce, avait laissé seul l'oiseau précieux
l'occasion était favorable. Le rôdeur escalada l'appui de la fenêtre, força
la porte de la cage et enveloppant dans un foulard la tête de l'ara
stupéfait, il l'emporta, à moitié suffoqué du procédé, sous son veston.
On juge de la désolation de la fruitière en voyant la cage vide. Elle
s'empressa d'aller faire sa déclaration chez le commissaire de police du
quartier, M. Perruche (ô destin voilà de tes coups !), dont le nom ne
pouvait qu'aviver ses regrets. On crut d'abord que Jacquot, pris de
velléités de courir le guilledou sur le tard, avait brisé lui-même, de son
formidable bec, le fil de fer qui fermait la porte de sa cage et pris la
poudre d'escampette.
« En tout cas, dit la fruitière, il ne saurait être allé bien loin. Ses
habitudes sont trop régulières, son caractère trop familial, pour qu'il nous
ait ainsi abandonnés sans esprit de retour. Donnez-moi un agent pour
m'accompagner et en parcourant le quartier, je suis sûre de le retrouver. Sa
voix est trop forte et douée d'un accent parisien trop particulier pour que
je ne l'entende pas et ne la reconnaisse pas partout où il sera. »
En effet, après quelques recherches dans le quartier, en passant rue du
Pot-de-Fer, devant le domicile de la Hache, la fruitière entendit une voix
perçante qui chantait : J'ai perdu mon Eurydice, avec une puissance
d'intonation qui ne laissait aucun doute sur l'identité de son propriétaire.
Guidés par ce chant mélancolique, qu'entrecoupait de nombreux Portez armes !
Ranplanplan, etc., la digne femme et l'agent montèrent l'escalier de la
maison et arrivèrent bientôt à la chambre occupée par la Hache. Derrière la
porte, Jacquot, reconnaissant la voix de sa maîtresse, appelait au secours
et chantait.
Dans une tour obscure,
Un roi puissant languit.
Il fut bientôt rendu à la liberté et aux caresses de sa famille. La scène
de sa confrontation avec son infâme ravisseur, dans le cabinet de M.
Cochefert, chef de la sûreté, fut particulièrement émouvante.
Tantôt il regardait tendrement sa maîtresse en disant à plusieurs
reprises « Te voilà ! Te voilà ! Te voilà ! » Tantôt il ébouriffait ses
plumes en menaçant Guindot du bec et en l'accablant d'insultes tirées de son
riche vocabulaire en toutes les langues. Confondu par son témoignage,
Guindot a tout avoué et est allé expier son crime au Dépôt, en attendant
mieux.
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