Lu dans la presse...
Fabrique d’asticots
Le Petit-Parisien — 23 août 1883
Paris a tout autour de lui, la long de la ceinture de sa banlieue et du
périmètre- de ses villages, une interminable série de gigantesque cheminées
qui, de toutes parts, coupent l'horizon de la ligne verticale de leurs
tuyaux; ce sont les milliers d'usines insalubres et d’ateliers dangereux
qu'on a relégués au loin : fabriques de bleu de Prusse, de noir animal, de
suif d'os, de sels ammoniacaux, échaudoir où l'on cuit les intestins des
bêtes mortes et où l'on fond les détritus, — ces myriades de dépotoirs
suburbains qui ingurgitent au jour le jour le prodigieux amas d’immondices
où vient s'alimenter l’industrie.
Cela travaille, triture, décompose ce qui y tombe, et il en sort, à toute
heure, un abominable souffle de peste qui empuantit l’air et le sature de la
putridité de ses exhalaisons. Que le vent vienne du nord ou du sud, de l'est
ou de l'ouest, ces exhalaisons morbides roulent sur Paris et l'infectent.
C'est la pourriture à jet continu.
Et il semble qu'on n'en ait jamais assez : chaque jour de nouveaux
cloaques s'ouvrent.
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Il existe en Angleterre, à Swansea, un établissement ayant pour but
l’exploitation des pyrites arsenicale-. Les émanations d’acide sulfureux,
d'acide sulfurique, d'acide chlorhydrique et d'hydrogène arsénié qu'il
répand sont si corrosives, si pernicieuses, qu'elles détruisent toute la
végétation des alentours.
Les Anglets, maigre leur indifférence pour ce qui touche à l'hygiène
quand leurs capitaux sont en jeu, n'ont jamais songé qu’une pareille usine
pût être établie sur le bord d’un fleuve; car ses résidus, composés d’une
boue d'arsenic, empoisonnent les eaux, qu'elles rendent impropres à tout
usage domestique et tuent le poisson : ils l’ont établi sur le bord de la
mer.
Eh bien ! une Compagnie — la Compagnie du Rio-Tinto, demande,
actuellement, à créer chez nous une usine semblable dont le déversoir
viendrait aboutir dans la Seine à 250 mètres en amont de la prise d'eau qui
alimente Saint-Denis, Aubervilliers, Saint-Ouen et Clichy.
À qui le tour, après cela ?
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Ainsi, c’est l’empoisonnement forcé et perpétuel, et les miasmes qui
passent sur Paris deviennent parfois tellement nauséabonds, le soir, qu'il
n’est qu'un moyeu d'y échapper fermer ses fenêtres et se réfugier au plus
profond du logis.
Mais Paris, que les horribles émanations du dehors pourrissent déjà trop,
a dans ses murs, par surcroît, un foyer d'inaction dont les basfonds
fermentent en pleine ville : ses égouts. La fièvre typhoïde est là, dans ces
canaux souterrains qu'on ne peut se décider à assainir, et elle en sort
périodiquement avec les bouffées putrides qu’ils dégagent, La buée qui en
monte, c'est la mort- Mais nos administrateurs sont des gens d'ordre ils
viennent d’acheter à Saint-0uen de quoi creuser un cimetière de renfort.
Ces égouts de Paris ont, d'ailleurs, un peu partout, d'innombrables
exhaussements en forme de maisons. Çà et là, dans les trous d'horribles culs
de sac, s’élèvent des cités-sentines où la peste loge en garni. Il est vrai
que la commission des logements insalubres signe la quittance de loyer, et
tout se passe correctement.
La Seine elle-même s'en mêle : elle promène des millions de microbes par
litre d’eau ; de telle sorte que l’infection réunit les trois états :
solide, liquide et gazeux, et que nous passons à travers une atmosphère de
miasmes où il y a toutes les variétés de la décomposition.
Il nous manquait quelque chose pourtant ; nous l'avons aujourd'hui. Nous
voici à la fabrication des asticots, fabrication payant patente bien
entendu.
S'il vous plait tomber sur une de ces « trichineries », allez au
treizième arrondissement, prenez l'avenue des Gobelins et suivez la rue
Croulebarbe. SI l'odeur ne vous arrête pas on route, poussez jusqu'au n°63,
une maison « mangée aux vers » qui n'a pas besoin d'autre enseigne.
Deux fois par semaine, la mercredi elle samedi, des tombereaux s'y
arrêtent avec leur chargement des peaux de moutons écorchés sortant toutes
chaudes des abattoirs.
On les monte dans des séchoirs à l'air libre et on les y suspend.
A ces peaux, toutes saignantes et gluantes, adhèrent des lambeaux de
chair. La chaleur d’août, qui !es enveloppe, les surchauffe aussitôt et
l'immonde travail de la décomposition commence dans cette espèce de
charnier. Peu à peu, cela verdit et se boursouffle; d’ignobles pustules
crèvent dans le tas et quelque chose se met à grouiller dans la pourriture
vivante : ce sont les asticots.
Chaque peau en nourrit des millions. Il en tombe dans la rue, sur les
passants. La rue a sa pluie quotidienne de petits monstres visqueux.
Les maisons des alentours reçoivent en plein ces effluves de cloaque en
fermentation. Les locataires du n°64, viennent d’écrire à leur propriétaire,
M. Lasnier, le menaçant de congé immédiat. Ils ne peuvent plus tenir à ces
émanations de mort.
M. Mariotte, mégisser, rue Croulebarbe, 12, occupe 200 ouvriers. Ces
ouvriers vont abandonner le travail, renoncer au morceau de pain qu'ils
gagnent là. L'infection est trop Insupportable : elle a eu raison d'eux. Il
en est de même des ouvriers de M. Lemoine, corroyeur, rue Corvisart, 3t, et
de celui de M. Rousseau, galochier, rue Croulebarbe, 16.
Tout le quartier est en émoi. La rue Croulebarbe est devenue la rue
Croule-Peste !
Le plus horrible, c'est que des nuées de mouches se sont abattues sur
cette fabrique d'asticots et s'engraissent de cette putréfaction. Quand
elles en sont gorgées et repues, elles sortent çà et là leur venin et les
habitants en sont réduits à tenir leurs fenêtres toujours closes devant
cette invasion. II y a six mois, Mme Fray, marchande de vins, rue Corvisart,
33, a été piquée par une de ces mouches gangrenées, et les médecins avaient
décidé l'amputation du membre malade.
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Et l'on ne se plaint pas? demandez-vous. Pardon. Les plaintes n'ont pas
manqué elles sont venues de partout, et à plusieurs reprises.
Nous en connaissons une, collective, lancée en janvier dernier par MM.
Rousseau, Mariott Lasnier et Lemoine, déjà nommés; MM. Houlbert, cordonnier
et Colas, propriétaire, rue Corvisart, 33, etc., etc.
Une autre plainte date du 6 août courant.
Et qu'a répondu l'administration ? Rien !
Le commissaire de police du quartier a fait le sourd, et le Conseil
d'hygiène et de salubrité a imité du commissaire de police le silence
prudent.
Il n'y a pas que Boland qui ne veut pas parler.
Les peaux que le fabricant de la rue Croulebarbe fait pourrir, sous
prétexte de les faire sécher sont expédiées eu Allemagne. L'industriel en
question fait la Prusse. Fort bien. Est-ce en faveur de cette particularité
qu'on lui permet de réserver aux Parisiens la primeur de ses asticots ?
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Cela dure depuis deux ans !
Qui donc a fait l'enquête de commodo et incommodo ? L’a-t-on faite
seulement ? Comment l'a-t-on faite ?
Cela va-t-il finir… par finir, ces traditions-là ?
L’administration va-t-elle se décider à comprendre que Paris est autre
chose qu'une ville à empoisonner ?
Avons-nous, oui ou non, des administrateurs, un Conseil de salubrité, des
édiles ?
Et l'on tremble devant le choléra qui peut venir ! Et l'Académie de
médecine fait publier les règles d'hygiène à suivre On sème le chlorure de
chaux à pleines mains… sur le papier ! Aimez-vous le sulfate de cuivre ? On
en a mis partout… en théorie.
Et les maisons de la rue Croulebarbe et autres… lieux— car Paris en a
bien d'antres— continuent à fabriquer leurs asticots! Et Paris reste la
capitale empoisonnée entre toutes !
Il est temps que cela cesse, n'est-ce pas? Il faut que la Presse
recommence, et jusqu'au succès définitif, sa campagne de salubrité publique.
Il faut que nous mettions, encore une fois, une bonne fois, le nez de
l’administration dans ces cloaques afin de la forcer à sentir à son tour.
Et, en attendant, il faut clouer cet écriteau sur !a fabrique du
treizième arrondissement « Défense de tuer les voisins ! »
Tant pis pour messieurs les Prussiens s’ils n'ont plus les peaux de la
maison Croule-Vers se mettre sous la dent. Qu'ils se contentent de leurs
peaux allemandes : les asticots y lèvent à souhait.