Un héros de Gaboriau
Le Figaro — 21 septembre 1901
La police a enfin réussi à mettre la main, hier, sur l'insaisissable
Goirand, ce malfaiteur-protée dont nous racontions récemment les
extraordinaires aventures, et dont Gaboriau eût fait certainement le héros
d'un de ses romans, s'il avait vécu de son temps. Goirand, on le sait, a été
condamné dix fois, presque toujours par défaut. Le 15 novembre 1899, il
s'évada du Palais de Justice au moment de comparaître devant ses juges, et
c'est encore par défaut qu'il fut frappé de la peine de vingt ans de
travaux, forcés.
Depuis lors, il avait réussi à échapper à toutes, les recherches. Un
jour, comme il passait sur le pont d'Austerlitz, un inspecteur de la Sûreté
crut le reconnaître. Goirand paya d'audace, se dirigea vers lui et demanda
du feu. Croyant alors s'être trompé, l'inspecteur le laissa s'éloigner et il
put continuer à dresser des bonnes à voler des titres et des valeurs à leurs
maîtres.
Il y a deux mois, il faillit être pris. Un agent du service des garnis,
nommé Aubert, en relevant les indications du livre d'un hôtel situé, 13, rue
des Fossés-Saint-Marcel, obtint sur un locataire inscrit sous le nom de
Dupont et parti quelques jours plus tôt, des; renseignements signalétiques
qui lui firent soupçonner que Dupont et Goirand n'étaient qu'un seul et même
personnage. On fouilla le quartier. Ce fut en vain. De nouveau Goirand avait
disparu.
Avant-hier, la Préfecture était avisée que Goirand était revenu dans les
mêmes parages et avait loué, 130, boulevard de l'Hôpital, au troisième
étage, une modeste chambre du prix annuel de 150 francs, sous le nom de
Georges Dumont, âgé de trente-cinq ans, ingénieur.
Il vivait là avec une jeune femme, qu'il dressait, très probablement au
vol, comme il avait dressé Berthe Dagueneau. Il n'y'avait donc plus qu'à le
prendre.
Hier matin, le brigadier Dénivelle, du service des garnis, accompagné de,
deux agents du même service, monta à la chambre de Goirand et voulant
s'assurer de sa présence, frappa à la porte, mais discrètement, pour ne pas
éveiller sa méfiance.
— Qui va là ? demanda de l'intérieur une voix rude. Les trois hommes ne
répondirent pas ; la porte resta close.
— Courez vite chez M. Yendt, commissaire de police, et priez-le de venir
nous assister, commanda le brigadier à l'un de ses hommes. Nous veillerons
au grain, en attendant.
Quelques instants plus tard, M. Yendt arrivait, suivi de plusieurs
gardiens de la paix.
— Ouvrez, au nom de la loi! ordonna le magistrat d'un ton bref, ou je
fais enfoncer la porte.
Goirand refusant d'ouvrir, il fallait faire sauter le pêne.
Le magistrat venait de s'arrêter à ce parti, quand la concierge lui
apporta une double clef de la chambre. M. Yendt l'introduisit dans la
serrure aussi doucement que possible, fit jouer le mécanisme puis, poussant
brusquement la porte, sauta d'un bond dans la pièce.
— Je vous arrête s'écria le commissaire en mettant la main sur l'épaule
de Goirand qui, debout, les bras croisés, considérait d'un œil très calme
ceux qui venaient de faire chez lui une si brusque irruption.
— Eh bien ! ma foi, dit-il à M. Yendt, vous rendez un véritable service,
à quelqu'un qui devait m'apporter 10,000 francs pour une affaire. Quelques
heures plus tard, j'étais en possession de la somme et je quittais Paris
pour toujours.
Goirand a été conduit au service de la Sûreté et amené, dans
l'après-midi, chez M. Baffrey, juge d'instruction.
— Je prends sur moi, a-t-il dit au juge, toute la responsabilité des vols
commis par Berthe Dagueneau dont j'avais fait ma complice. Vous pouvez, dés
maintenant, m'interroger à fond, si tel est votre plaisir. Je n'ai pas
l'intention de prendre d'avocat. Je me défendrai moi-même.
Il a été écroué au Dépôt.