Lu dans la presse...
Décentralisation artistique
Le Journal — 24 octobre 1912
Mon éminent ami Guist'hau (*)a fait beaucoup d'honneur
au Cercle des Gobelins venant visiter hier sa troisième exposition d'art ;
il s'est en même temps procuré la plus précieuse joie artistique qu'un délicat
et fin connaisseur lui puisse goûter : trouver écloses, dans un coin obscur
de Paris, tant de diversités créatrices, c'est une surprise aimable dont un
ministre des beaux-arts devait, à coup sûr, apprécier le charme inédit.
Peu de lecteurs du Journal soupçonnaient qu’une exposition rassemblât,
à la mairie du treizième, des œuvres exquises de fraîche beauté. Qu'ils fassent
voyage. Ils connaîtront un vieux quartier de Paris dont il est aisé d'apprendre
le charme. Ce qui fut le cours de la Bièvre dessine, dans l'agglomération de
Croulebarbe, une ligne de constructions vétustes dont le coloris de poussières
et de délabrement a aiguisé le crayon de tant de dessinateurs. Une maison de
la Reine-Blanche atteste, rue des Gobelins, un passé marqué par l'Histoire.
La manufacture elle-même, débordante d'une générosité d'art dont le monde entier
lui garde une gratitude, se pare d’architecture sévère et personnelle. Et je
ne parle pas d'une impasse des Reculettes, ni d'une cité Doré, qui feront la
joie des audacieux, à qui elles révéleront leur hallucinante intimité.
Un tel coin devait séduire des artistes. Ils s'y sont assemblés ; ils y travaillent
dans le silence. Le maître Injalbert donna à ses jeunes amis l'idée de s'associer,
puis de se produire au public. Lui-même exposa de ses œuvres. Cette année encore,
une « Rieuse » à la grâce svelte illumine de son regard caressant
la manifestation exquise que le maître suggéra.
Des hommes ainsi localisés devaient, d'instinct, former un groupe serré,
fraternel, où l'entr'aide continuelle entretient une camaraderie altruiste favorable
au labeur artistique. La plupart sont attachés à la manufacture des Gobelins,
ouvriers anonymes de chefs-d’œuvre que, plus tard, les musées, les collections
se disputeront.
Hélas! leurs contemporains ne connaîtront pas ce que, dans l'œuvre, ils ont
laissé d'eux-mêmes ! Encore moins l'avenir.
« Chacun des grands arrondissements de Paris est comme une province.
»
Comme
il répondait à l'éloquente harangue du président du cercle, M. Bonneton, le
maître des beaux-arts prononça phrase qu'il faut retenir : « Chacun
des grands arrondissements de Paris est comme une province. » Oui, il y a, dans
l'immense cité, plusieurs villes, et qui s’ignorent. De vrai, les artistes que
félicite M. Guist'hau témoignent d’une intense compréhension « provincialiste »
de Paris. Déjà, Huysmans avait chanté la Bièvre. Il n'avait pas épuisé le charme
languide et pestilent de la rivière désormais morte. Au Salon du treizième,
des toiles, des gravures signées de noms qui, plus tard, seront familiers aux
amateurs d'art, évoquent ces coins du Paris d'autrefois, négligé par tant d'artistes
qui le connaissent et ne savent pas le voir. Liénart, Toussaint, en offrent
des interprétations savoureuses.
Le Matin sur la Bièvre de Bonneton est une vision humide rousse,
contraste par une note blanche, qui révèle un sens très rare des valeurs lumineuses.
Mais, regarder autour de soi, c'est beaucoup, et ce n'est pas assez. Spontanément,
les centres autonomes de vie intellectuelle, si restreints soient-ils, quand
ils sont un peu vigoureux, se mettent rayonner.
La méthode régionaliste ne fait pas seulement ressortir les particularités
de chaque province, mais, dans chaque province, les particularités de toutes
les autres. Aux Gobelins, les traditions de l'hospitalité française sont aimablement
suivies. Des étrangers travaillent avec nos artistes. Les enluminures, par exemple,
de Nicolas Ivanoff, font revivre dans un mode somptueux et barbare, infiniment
agréable, l'art de nos anciens imagiers.
Pourquoi, au reste, louer tous ces gens de mérite ? Ils valent qu'on se dérange
pour les voir, leur pléiade est supérieure à un rapide éloge. Les grès, les
porcelaines de Bourgeat et de Chaumeil sont remarquables par leur fondu. Les
aquarelles de Lépine, les tableaux de Chevalier, Balande, Photat, Vallée, Carette,
Arnaut, Haran, Jacquelin, Fubry, Millard, Plauzeau, Printemps, Mouthier, Maynadie,
Mathieu, Vaury-Caille, Maloisel, Demazy, Coupigny, Issartial, — comme je dois
en avoir oublié, des meilleurs — les œuvres de Mlle Chuffaud, de Mme Rosemond,
les figurines de Malaccan, les bustes de d'Ambrosio, manifestent les plus originales
qualités. De Le Mordant, j'ai déjà vu, à l'hôtel de l’épée de Quimper, une puissante,
éblouissante et si vivante décoration !
Nul, mieux que lui, ne sait rendre la crudité des éclairages bretons, le
défi des costumes bariolés, l'insolence des landes dorées et des goémons ivres
de soleil et ces cortèges qui tanguent, se déroulent au claquement des bannières.
Au total, tout cela révèle des personnalités, en même temps que, pour des
artistes, la volonté de s'adapter aux conditions que leur fait la vie. À leur
profession qui nécessite l'oubli d'eux-mêmes. À leur idéal ensuite, où ne se
reflètent que les plus nobles instincts.
Quel symptôme rassurant de santé morale Et, si on savait utiliser leur art
! Si au lieu d'acheter au hasard des marbres, des tableaux, pour les attribuer,
comme en tirant au sort, à n'importe quel jardin, n'importe quel monument, mettant
un Apollon où il faudrait un Vercingétorix, et un Caton où on demanderait une
Vénus, on s'attachait à envoyer d'abord l'artiste sur place, à lui faire étudier
l'histoire, la coutume, l'atmosphère d'ambiance, si on lui demandait de composer
une œuvre pour le milieu qu'on lui aurait présenté, on réaliserait une esthétique
réaliste, et, si je peux dire, la perfection de la beauté dans la raison l'idée
très fine et très juste que formulait, hier, le ministre, à qui la visite aux
Gobelins confirmait une vision expérimentée de vérité décorative.
CHARLES LEBOUCQ,
Député de Paris - XIIIè arrondissement
Charles
Le Boucq (1868-1959) fut député du 13ème arrondissement de 1906 à 1928. Spécialisé
dans les questions économiques, il présida le groupe d'action économique, rapporta
divers budgets, notamment ceux du ravitaillement, des essences et pétroles,
de la marine marchande, ainsi que le projet de loi sur la production d'ammoniaque
synthétique. Après son échec de 1928, Charles Le Boucq abandonna la carrière
politique.
(*) Gabriel Guist'hau, né le 22 septembre
1863 à Saint-Pierre de la Réunion et mort le 27 novembre 1931 à Nantes, homme
politique français, fut maire de Nantes de 1908 à 1910, député de Loire-Inférieure
de 1910 à 1924, et plusieurs fois membre du gouvernement. Du 14 janvier 1912
au 21 janvier 1913, il fut ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts
dans le gouvernement Raymond Poincaré.