L'AFFAIRE DU QUAI D'AUSTERLITZ
On repêche de la Seine, le cadavre d'un enfant
Tout semble indiquer que c'est celui du
petit Lepape, disparu, avec sa mère, depuis le mardi gras. — Celle-ci,
neurasthénique, avait annoncé, ce jour-là, qu'elle allait se jeter à l'eau.
Le Petit Parisien — 26 mai 1911
M. Jean Fatigué, un gars de vingt-quatre ans, lavait à grande eau, hier
matin, le pont de la Louise, une longue péniche noire qui, depuis quelques
jours, est amarrée au quai d'Austerlitz, non loin du pont de Bercy.
Machinalement, ses yeux s'étant portés sur le milieu du fleuve, il aperçut
une masse informe, quelque chose comme un gros paquet, qui descendait
rapidement le fil de l'eau.
Prendre une gaffe, sauter dans un bachot fut pour lui l'affaire d'un
instant. Alors, il reconnut un cadavre et le harponna. Quand il fut tout
près, il saisit une petite main qui s'offrait, et tira. Horreur La main se
détacha du bras et resta dans la sienne. Il la lâcha. Quand il voulut la
rattraper, il était trop tard. Le courant l'avait emportée.
Décomposé!
Le corps fut déposé sur la berge. Des maçons qui travaillent en ce moment
à la réfection du quai, prêtèrent des sacs de plâtre pour le recouvrir et un
agent courut, passage Ricaut, prévenir M. Lompré, commissaire du quartier.
Le noyé était un garçonnet d'une dizaine d'années environ à en juger par
l'état de décomposition dans lequel il se trouvait, il avait dû séjourner
dans l'eau assez longtemps.,
De la tête, seuls les cheveux noirs restaient intacts. Le reste était
méconnaissable.
De la tête, seuls les cheveux noirs restaient intacts. Le reste était
méconnaissable et ne présentait plus qu'une boule de chair verdâtre où la
bouche, le nez, les yeux, se confondraient dans une bouffissure difforme. Un
limon fangeux et épais faisait un masque à ce visage défiguré que coiffait,
enfoncé jusqu'à la nuque, un béret de grosse laine bleue.
En plus du cache-nez noir qui protégeait son cou et couvrait en partie
ses épaules, l'enfant portait sur sa chemise de grosse toile un maillot de
laine grise paraissant avoir été tricoté à la main, et deux blousettes de
velours à côtes, l'une rouge grenat, l'autre très usagée et de couleur
indéfinissable. Une culotte en cheviote noire, des bas de même nuance et
des souliers à lacets complétaient son costume. Ces effets ne portaient
aucune marque apparente, ne contenaient aucun papier permettant d'identifier
ce petit malheureux.
M. Lompré constata que le petit cadavre ne portait aucune trace de
violence. Après l'avoir envoyé à la Morgue, il commença son enquête.
La disparition de Romuald Lepape
Ses premières recherches lui firent retrouver une déclaration de
disparition, enregistrée le 1er mars dernier, et émanant de M. Lepape,
ouvrier cordonnier, habitant, 28, rue du Moulin-de-la-Pointe.
La veille, entre huit et dix heures du soir, la femme de ce malheureux,
Mme Alicia-Marie Lepape avait quitté le domicile conjugal, emmenant avec
elle son fils Romuald, un joli bambin de six ans. En partant, elle avait
annoncé à des voisins son projet d'aller se jeter à l'eau, mais ceux-ci
avaient cru qu'elle plaisantait.
Rien, cependant, n'était plus vrai, puisque, un mois plus tard, on avait
repêché son cadavre au quai d'Auteuil. Mais il avait été impossible de
retrouver la trace de son petit. Sans aucun doute, elle s'était suicidée
avec lui. Or, le signalement de celui-ci correspondait, point pour point,
avec celui de l'enfant repêché au pont de Bercy, M. Lompré envoya un de ses
inspecteurs au domicile de M. Lepape. L'ouvrier était absent. Ce ne fut que
dans la soirée qu'il se présenta au commissariat. Il était trop tard pour
qu'il se rendit à la morgue afin d'être mis en présence du noyé.
Mais, dès qu'il eut pris connaissance des renseignements que lui
communiqua le magistrat, M. Lepape n'eut aucun doute.
— Mon fils était vêtu -de même, dit-il.
C'est assurément lui qu'a trouvé M. Jean Fatigué.
La douleur d'un père
Non loin de la porte de Bicêtre s'étend la rue du Moulin-de-la-Pointe,
bordée de maisonnettes entourées de jardinets. C'est dans l'une d'elles que
nous avons rencontré le père du petit Romuald. M. Lepape y occupe depuis
cinq ans un petit logement en rez-de-chaussée. C'est- un excellent ouvrier.
Il travaille chez le même patron, dans le quartier Croulebarbe, depuis onze
ans.
Originaire de Nantes, il épousa, à Gentilly, en une de ses compatriotes,
Alicia--Marie Le Pollen, née à Rennes en 1883. Le petit Romuald naquit de
leur union, le 20 avril 1906.
"Nous étions parfaitement heureux, nous dit M. Lepape j'adorais ma femme et mon petit, et je gagnais largement notre vie."
— Nous étions parfaitement heureux, nous dit M. Lepape j'adorais ma femme
et mon petit, et je gagnais largement notre vie, lorsque, au commencement de
cette année, à la suite d'une courte maladie, ma jeune compagne devint
neurasthénique.
Je l'obligeai à cesser de travailler de son état de fleuriste, le médecin
ayant prescrit d'éviter tout surmenage, et je fis admettre notre petit
garçon à l'école maternelle de la rue de Tolbiac.
L'enfant devenait de plus en plus fort, de plus en plus amusant, au
contact des gamins de son âge son intelligence s'éveillait ; c'était un
délicieux bambin.
Quant à ma femme, son mal allait s'aggravant; son pauvre cerveau était
hanté d'idées fixes, Je fis tout pour la distraire un peu. Ce fut en pure
perte. Le 28 février, c'était le jour du mardi gras, nous dînâmes gaiement
Alicia avait préparé des beignets, elle semblait aller mieux.
Après le repas, comme je me disposais à sortir pour me rendre chez un de
mes clients, elle me sembla contrariée. Tu, nous quittes, me dit-elle. Eh !
bien je vais faire un tour, moi aussi, et j'emmène le petit…
— Oh oui, maman, s'écria le gamin, c'est cela : sortons, allons voir les
déguisés.
Sans inquiétude je partis. A onze heures, lorsque je rentrai, je ne
trouvai ni ma femme, ni mon enfant.
Je passai la nuit à les attendre. Le lendemain, je me rendis chez ma
belle-sœur, puis chez tous nos amis : personne n'avait vu ni ma femme ni mon
fils. C'est alors que je fis ma déclaration de disparition. Vous savez le
reste.
Une déclaration de M. Fatigué

Nous avons vu, d'autre part, M. Jean Fatigué qui effectua le repêchage.
— En approchant du cadavre, nous a-t-il dit, j'ai remarqué que le buste
et les jambes seulement flottaient à la surface de l'eau. La tête était
enfoncée et paraissait maintenue en arrière par un poids lourd.
Au moment où j'ai soulevé le corps pour l'étendre dans mon bachot, j'ai
cru distinguer comme un cercle de fer ou un laiton de cuivre qui se
détachait du cou.
— Je n'ai eu qu'une vision très rapide de ce singulier collier, car il a
coulé aussitôt, entraîné par un objet noirâtre, quelque chose comme un
paquet qui y était attaché et que je n'ai fait qu'entrevoir.
M. Fatigué n'a pas été très affirmatif. Il n'a eu qu'une impression. Le
médecin nous dira, avant peu, si elle a été bonne ou mauvaise.
A lire également : la version du Figaro de ce même
fait-divers :
Noyé par sa mère
Le Figaro 26 mai 1911
Le marinier Jean Fatigué, de la péniche Louise, a retiré de la Seine, au quai
d'Austerlitz, hier matin, à dix heures, le cadavre d'un garçonnet de cinq à six
ans qui avait séjourné plusieurs jours dans l'eau. Il avait la tête complètement
enveloppée dans un fichu de laine- noire, attaché derrière le cou.
Une enquête, immédiatement ouverte, a permis de découvrir quel était cet
enfant.
En février dernier, une dame Lepape, âgée de vingt-huit ans, fleuriste,
disparaissait avec son fils, le jeune Romuald. On crut à une fugue. Mais un mois
après le corps de la jeune femme était repêché près d'Auteuil. Le costume que
portait l'enfant lors du départ de la mère étant le même que celui du petit
repêché hier, il parait certain que ce cadavre est celui du jeune Romuald
Lepape, que sa mère a noyé en même temps qu'elle.