La Tournée
Par Elie Richard (*)
« … Elle a mon cœur dès mon enfance, et m'en est advenu comme des
choses excellentes ; plus j'ai vu depuis d'autres villes belles, plus la
beauté de celle-ci peut et gagne sur mon affection. Je l'aime pour elle-même
et plus en son être seul que rechargée de la pompe étrangère ; je l'aime
tendrement jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis Français que
par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son
assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de
commodités, la gloire de la France et l’un des plus nobles ornements du,
monde. »
Michel de MONTAIGNE.
Essais, Livre III, Ch. IX.
I. - Mais où sont les Grands-Ducs ?...
J'ai refait la proverbiale tournée des grands-ducs. Il n'est pas de
Parisien qui ne l’ait faite, qui ne la refasse, peu ou prou, de gré ou de
force. Celui qui passe — le voyageur — ne voit rien qu'une façade vibrante,
un masque peint, ne comprend rien à cette vie qui jargonne : il manque de
termes de comparaison ; celui qui demeure, discerne, dans les allées et les
venues, les mouvements inaccoutumés de la rue, les réflexes, les cris de la
ville, découvre, dis-je, un monde subtil. La ville cachée lui devient
sensible, le Paris occulte lui livre sa signification.
En vérité, pour qui vit dans ce microcosme de 26.755 hectares qu'est
Paris il y a une variété extraordinaire d'espèces humaines, groupées par des
lois, des conventions, voire des fictions.
Avec des yeux éduqués, et je ne sais quelle sympathie, un artiste
recueille des impressions d'une richesse inouïe. Un philanthrope en revient
terrifié ; il est désespéré, s'il méconnaît la force inextinguible de la vie
et ces vertus inépuisables des hommes : l'indifférence et l'oubli.
Est-ce donc une offense à l'humanité que cette Tournée ? Le moraliste le
dira. Elle est à coup sûr, un jeu, — jeu de princes ou de bourgeois aveuglés
par le confort quotidien, — mais jeu pour d'aucuns profitable.
En argot, on dit de l'habile tromperie : jouer la pièce. C'est dire que
les badauds sont joués constamment.
Pourtant, les acteurs en guénipes ne touchent point les gros cachets : ce
sont les metteurs en scène qui s'enrichissent parce qu'ici la loi des riches
joue encore. M. D… qui faisait profession, non loin de la place Maubert, de
montrer en relative liberté des apaches et des truands d'un accent et d'une
couleur authentiques, a fait à ses deux filles des dots de plusieurs cent
mille francs et il a, de surcroît, vendu son antre, son fonds, très
chèrement. À présent, il est un gros négociant, sur la place, comme ils
disent ; il sera quelque jour décoré, étant grand électeur dans un quartier
où la politique est conservatrice.
M. P… qui exploite la pègre et le pari mutuel à l'environ de la gare
Saint-Lazare, est actionnaire de l'Opéra, fréquente le meilleur monde des
clubs, des pesages, subventionne des œuvres charitables.
Trop illettré, on ne - lui donnera pas la croix ; il a la considération
des gens de pécune ; il aime mieux cela.
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*
*
Bref, les miettes qui tombent de la table grand-ducale assouvissent, un
soir durant, la fringale de claque-dents. N'est-ce rien ? L'Assistance
publique devrait, pour son propre soulagement, favoriser la bienfaisante
randonnée parmi les bouges, puisqu'il est prouvé que ceux qui figurent à
cette pièce, sont autant de ses clients qui la laisseront en paix, le temps
qu'ils consommeront la manne des badauds.
Il faut refaire la Tournée. Celle d'aujourd'hui vaut celle d'autrefois.
Simplement on a changé le décor.
Certes, le Paris où des princes cherchaient l'aventure, disparaît.
Coco, ce monarque ami des Françaises de peu, célèbre rue de la Paix, Léo,
cet autre prince, client des coulisses luxurieuses, et le petit roi, sans
couronne mais non pas sans passion, et les vrais, les faux ducs, et les
grands, les petits bourgeois de l'avant-guerre, tant assoiffés de jouir de
la vue de la misère vicieuse, ils ne reconnaîtraient pas ça Paris oui meurt.
Qui meurt ? Non -pas ! Il se transforme, car la cité des hommes déchus
change ses entrailles de place tous les deux siècles.
Paris aux escarpes, aux filles, aux marieurs et aux misérables ne peut
pas mourir ; la société a besoin d'exutoires permanents.
Tous les amateurs de la Tournée fameuse ont donc été plus ou moins joués,
bernés. Le monde qu'ils ont voulu connaître leur a donné la comédie. Ils en
ont eu pour leur argent, car ces spectacles ne se paient point à leur prix,
ces spectacles douloureux de la rançon de leur bonheur.
Pour descendre réellement dans cet enfer où la crapule coudoie le travail
obscur, où le vice fréquente la défaite tenace, il n'est pas besoin de
monnaie. Il suffit de cette pitié que j'ai dite : alors on connaît le visage
sans fard, l'âme sans pantomime des figurants atroces des bas-fonds.

(*) Elie Richard né à
Cahors le
06-10-1885 — Journaliste
et homme de lettres. - Fondateur de la revue "Images de Paris". - Rédacteur
en chef de "Paris Soir" (en 1930).
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