
Le treizième arrondissement
Par Jean BOTROT
Le Journal — 18 novembre 1933
À
l'époque où Paris fut divisé en arrondissements, il avait primitivement été
décidé que le numéro treize écherait à la région de Passy et d'Auteuil. Mais
ce nombre fatidique n'avait pas manqué de frapper, au sein de sa population,
certains esprits prompts à s'émouvoir. On ne voulut faire à ces gens nulle peine
même légère. Leur arrondissement reçut donc, en définitive, le numéro seize,
cependant que le numéro treize allait aux quartiers de la Salpêtrière, de la
Glacière et des Gobelins qui eux, s'en moquaient comme de leur première usine.
Nous ne saurions décider, quant à nous, si le nombre treize possède un pouvoir
maléfique, ou si, comme le voudrait la superstition opposée, il peut être un
porte - chance. Nous espérons toutefois que, dans la seconde éventualité, le
treizième arrondissement finira par bénéficier de cette salutaire influence.
Le treizième est, en effet, du point de vue social, du point de vue humain,
un des arrondissements les plus « intéressants » de Paris. Je donne ici au terme
« intéressant » le sens qu'on lui assigne quand on dit : une personne, une œuvre
intéressantes. On travaille dur, dans le treizième, mais pas toujours dans le
cadre qu'il faudrait. On y a pas mal démoli, pas mal reconstruit, et cependant
il a encore grand besoin de la pioche et du maçon. Ses notabilités m'ont fait
observer qu'il est présentement « en pleine transformation » ce que je reconnais
bien volontiers. 0 mystérieux nombre treize, capricieuse divinité, fais donc
que cette transformation soit rapide, qu'elle soit suffisante et qu'elle s'accomplisse
pour le plus grand bien-être de tous. ceux qui le méritent!
Les hommes ont besoin d'usines, ces usines ont besoin de cheminées,
ces cheminées ont besoin de fumer et il faut bien que tout cela soit quelque
part.
Tel est le vœu que je formais, ces jours derniers, en commençant, par le
quartier de la Gare, la visite du treizième arrondissement. Nous n'espérons
pas que ce quartier ressemble jamais à l'avenue Henri-Martin. Les hommes ont
besoin d'usines, ces usines ont besoin de cheminées, ces cheminées ont besoin
de fumer et il faut bien que tout cela soit quelque part. Le quartier de la
Gare tirera donc toujours, de l'abondance des bâtiments industriels nécessaires
à sa vie, une physionomie assez grave, assez sombre, assez dure. Mais qu'importe
si l'ouvrier, une fois, rentré chez lui, s'y sent environné du confort et de
l'hygiène indispensable, s'il y goûte, enfin, une autre douceur de vivre que
celle — d'ailleurs d'ailleurs à dédaigner — qu'il peut demander au cinéma et
au café ! Je pense que vous êtes d'accord. Vous serez donc également d'accord
pour regretter l'abondance, dans ce quartier de la Gare, des immeubles vétustes,
croulants et insalubres. On m'avait conseillé de voir, entre autres groupes
de taudis, la cité Jeanne-d'Arc. J'ai donc vu la cité Jeanne-d'Arc et ses vieilles
maisons d'un noir d'encre qui, d'ailleurs, ne sont pas dénuées d'une certaine
beauté architecturale. Mais foin des beautés architecturales fermées à l'air
pur et au soleil, foin de ces façades sculptées derrière lesquelles se livrent
des drames où le microbe, invisible acteur, a toujours le premier rôle et, si
j'ose dire, le dernier mot ! Une haute personnalité du monde artistique, M.
Frantz Jourdain, qui est aussi un vieux Parisien et un grand urbaniste, a bien
voulu nous écrire pour nous encourager à persister dans cet état d'esprit. Faisant
allusion à l'hypocrite indignation de certains « artistes » devant le sacrifice
de quelques nids à microbes plus ou moins historiques, il nous disait en substance
; « Qu'ils aillent donc y habiter ! » Bien raisonné, mon cher Maître !
Le treizième arrondissement, par bonheur, est bien loin d'être tout entier
dans cet état. Même dans sa partie est, qui est la moins favorisée, on a construit,
ces dernières années, bon nombre d'immeubles modernes. Ils ne sont pas toujours
sans reproche, ni du point de vue de l'architecture, ni même du point de vue
de l'hygiène. Du moins représentent-ils l'aboutissement d'un bel effort. Ou,
plutôt non — pas son aboutissement : son début. En tout cas, nous le souhaitons.
Les grands immeubles roses ou beiges des boulevards Masséna et Kellermann, qui
longent l'ancienne ligne des fortifications, méritent à cet égard une mention
spéciale. Des cités comme celle de la porte d'Italie — habitations de la Ville
de Paris ou Cité du Combattant — sont l'indice d'un progrès considérable. Je
n'oublie pas, néanmoins, qu'un vieux manœuvre du quartier Jeanne-d'Arc me disait
avec une mélancolie résignée : « C'est encore des maisons pour les rupins ».
On est toujours le riche de quelqu'un. Conclusion: il faut construire pour toutes
les bourses, même pour les plus modestes. modestes. toutes les missions sociales,
celle de l'architecte n'est pas, de nos jours, la moins importante.
Et puis, de grâce, messieurs les urbanistes, donnez un peu de verdure au
XIIIe arrondissement ! Il y a, je le sais, le square de la place d'Italie, de
cette place d'Italie qui n'est pas sans charme avec ses arbres tordus pareils
aux arbres-fées de certaines légendes nordiques, et à laquelle on peut trouver
une certaine ressemblance avec l'Etoile, tant ont belle apparence les avenues
spacieuses et bien construites dont elle est le carrefour. Il y a donc le square
de la place d'Italie. Et après ?
C'est à peu près tout. Il y a bien des projets. On parle notamment d'aménager
un square sur l'emplacement de l'usine à gaz désaffectée, à l'angle de
la rue de Tolbiac et de l'avenue de Choisy. Pourquoi pas ? Mais, surtout, pourquoi
pas tout de suite ? Nous ne perdons pas de vue les difficultés financières de
l'entreprise. Mais enfin, il est des projets que l'on qualifie, en politique,
de projets d'extrême urgence. Nous croyons que celui-là en est un.
Que rien ne soit donc négligé pour transformer les parties les plus sacrifiées
du treizième arrondissement et aussi pour les embellir. Les premiers républicains
professaient avec Hugo, que le peuple a besoin de beauté. Lieu commun- ? Non
pas. On fait chaque année la toilette de Paris. Qu'on songe un peu à celle du
XIIIe arrondissement. Je vais prendre un tout petit, un minuscule exemple. Il
y a, devant la Salpêtrière, une statue de Charcot effroyablement rongée par
le vert-de-gris. N'étant pas entrepreneur, je ne saurais dire combien il en
coûterait pour refaire à l'illustre savant une physionomie présentable. Mais
pas des millions, à coup sûr.. Je répète que l'exemple peut paraître Insignifiant.
Mais j'en pourrais citer cent autres. Or, toutes les bonnes, ménagères vous
diront que pour qu'une maison soit belle, il faut nettoyer les bibelots et les
petits coins…
*
* *
Une chose donne de l'espoir: c'est que dans ce treizième arrondissement au
bonheur duquel ne cessent de travailler des gens de cœur et à leur tête son
maire, M. Olivier, également connu comme président de la Protection mutuelle
des agents de chemins, de fer, un très sérieux effort a été fait en faveur de
la collectivité.
Une chose donne de l'espoir: c'est que dans ce treizième arrondissement
un très sérieux effort a été fait en faveur de la collectivité.
Ses établissements publics sont parmi les mieux aménages de Paris. On l'a
notamment gratifié, ces dernières années, de quelques écoles modèles qui sont
exactement celles, que l'on pouvait souhaiter aux hommes de demain. Combien
vaste, combien clair, combien intelligemment conçu est par exemple, le groupa
scolaire de la porte d'Ivry, dont la silhouette se découpe sur le pâle horizon
de la zone comme celle d'un paquebot aux gigantesques hublots !
Il faut quelquefois peu de chose pour enchanter l'enfance. Mais, cela, il
faut toujours le lui donner. Cent mètres carrés de terrain, un peu de gravier,
quelques arbrisseaux, une légère construction de briques ou de ciment — et voilà
un jardin d'enfants. Il y en a un, sur cette place Paul-Verlaine, qui domine
la Butte-aux-Cailles, et qui est tout ce que l'édilité parisienne a trouvé dans
Paris pour glorifier l'auteur des Fêtes Galantes. Je passais par-là hier. Un
choeur de voix minuscules frappa soudain mon oreille, chantant, moins les r
trop difficiles à prononcer, la première chanson que nous ayons tous chantée
:
Au-clai-de-la-lune
Mon-ami-Pie-ot.
Je ne pus me retenir d'entrer. Les petits que je vis là, sous la surveillance
d'une jeune femme aussi douce que jolie, n'ont certainement pas des parents
bien fortunés. Ils me parurent encore trop jeunes pour aller à l'école. Pour
eux, donc, ou bien le jardin d'enfants, ou bien le pauvre logis familial, à
moins que ce nesoit la loge de la concierge, ce vestiaire où les mamans qui
travaillent sont parfois bien forcées de déposer leurs mioches. Ah ! vive le
jardin d'enfants !
En dehors de ces initiatives officielles, l'initiative privée agit, elle
aussi, dans le treizième arrondissement. L'armée du Salut vient d'y créer rue
Cantagrel quelque chose de très grand et de très beau : la Cité du Refuge.
Cette
œuvre étonnante, jamais lasse de faire le bien, s'avisa certain jour que la
quinzaine d'établissements qu'elle possédait à Paris et dans la banlieue étaient
encore bien loin de suffire à la réalisation de ses généreux desseins. Elle
décida donc de faire bâtir la Cité de la rue Cantagrel. La princesse de Polignac
— dont le geste magnifique vaut d'être signalé — lui apporta une contribution
personnelle d'un million huit cent mille francs. Deux architectes fameux, qui
voient à la fois grand et nouveau, MM. Le Corbusier et Jeanneret, se mirent
aussitôt à l'œuvre. On parlera sans doute beaucoup de la Cité du Refuge, au
début du mois prochain, lorsqu'elle sera inaugurée en présence de M. Albert
Lebrun. Laissez-moi vous dire dès aujourd'hui le rôle de ce formidable édifice
qui apparaît, à l'extérieur, avec ses immenses façades de verre et de ciment
armé, comme une des plus audacieuses parmi les constructions modernes — à l'intérieur
comme la plus joyeuse des hôtelleries populaires, avec ses cloisons bleues,
rouges et jaunes, aux couleurs de l'Armée du Salut. Ce sera là, m'a dit le directeur
de la Cité, M. Bardiaux, homme énergique et bienfaisant, comme la « plaque tournante
» de l'œuvre. Les hommes, les femmes, les familles qui s'y réfugieront y vivront
la première étape de leur relèvement. Il y aura de grands réfectoires, des dortoirs,
des chambrettes ensoleillées pour les mamans et leurs petits, des salles de
douches, une nursery et un solarium pour les bébés, une salle des fêtes, un
jardin. Ceux qui pourront payer paieront — le minimum, bien entendu. Pour les
autres, on sait que l'Armée du Salut n'est jamais restée indifférente à aucune
espèce d'infortune. Ceux qui ont faim trouveront du pain à la Cité du Refuge
; ceux qui vont en loques y trouveront des vêtements. Je ne manque pas cette
occasion de signaler qu'il suffit d'un coup de téléphone à l'Armée du Salut
pour qu'elle envoie prendre à domicile tous les effets qu'on veut bien lui donner.
Ne croyez pas, hélas ! qu'elle en reçoive jamais trop !
Terrible problème que celui de la zone. Elle doit disparaître, c'est décidé, c'est normal. Mais on songe à tous ceux qui vivent là, et l'on s'attriste, et l'on s'inquiète…
Au sud, mais à l'intérieur de l'arrondissement, depuis qu'il a empiété sur
les anciens territoires de Gentilly, du Kremlin-Bicêtre et d'Ivry, la zone.
Au printemps, en été, la zone a quelque chose de champêtre et de pittoresque
qui lui donne une certaine poésie que Bruant, vivant, n'eût pas manqué d'exprimer
après celle des fortifs. En cette saison, elle n'est plus qu'un lac de boue
où les bicoques faites de mille débris, les hangars et les roulottes forment
des îlots noirs et sinistres.
Terrible problème que celui de la zone. Elle doit disparaître, c'est décidé,
c'est normal. Mais on songe à tous ceux qui vivent là, et l'on s'attriste, et
l'on s'inquiète…
Car la zone s'est organisée. Elle n'est plus un simple campement, mais une
succession de villages dont chacun a sa ceinture de boutiques, où l'on envoie
les petits zoniers acheter les légumes du pot-au-feu et l'indispensable vin
rouge à deux francs dix le litre.
Des fleurs, parfois même des arbres ont été plantés sur le seuil des cahutes.
Des antennes de T. S. F. ont été installées sur les toits. Quand le chiffonnier
avait amassé, sou à sou, de quoi améliorer son intérieur, il faisait parfois
l'emplette d'un véritable mobilier. On s'était installé comme si c'était pour
toujours... Une sorte de république s'était créée.

Un aspect
sinistre de la zone
Tout ce qui vivait là semblait fait pour la zone : les automobiles modèle
1910 comme on en voyait dans les premiers films de Charlot, les grands chiens
bâtards et roux, et jusqu'au sol ingrat auquel on arrivait cependant à arracher
le sourire d'un rosier. On avait voulu oublier qu'un jour il faudrait partir.
Or ce jour serait imminent…
Mais où aller ?
*
* *
Le treizième arrondissement, dans sa partie ouest, change curieusement de
visage. Autant nous l'avons vu, dans le quartier de la Gare, à la fois triste
et bruyant, autant il contient Ici des retraites ignorées et charmantes. Cela
commence au sud, dans l'ancienne région des moulins, rue du Moulin-des-Prés,
rue du Moulin-de-la-Route, rue Moulinet. Le quartier est paisible, vieillot,
petite province. Quelques arbres, au-dessus des murs font des signes d'amitié
au passant. Puis on traverse l'avenue des Gobelins et là, derrière la manufacture,
on découvre de véritables jardins. J'y ai même vu une vraie cour de ferme, où
un grand escogriffe de coq vert et or escorté de trois poules blanches, se promenait
majestueusement entre un tas de fumier et un antique char à bancs « levant au
ciel ses deux brancards », comme celui du prologue de Chanceler.
Dans ce quartier où prospérèrent les tanneries, au temps où la Bièvre reflétait
encore le ciel de Paris, l'enseigne « Cuir et Peaux » subsiste sur quelques
façades. Mais l'activité de ces rares établissements ne trouble nullement la
paix de la rue Croulebarbe, ni celle de la rue Corvisart, encore moins celle
de cette ruelle des Gobelins, où l'herbe et la mousse poussent entre les pavés,
à l'ombre des murs adorables de la vieille manufacture. On ne peut s'empêcher,
dans ce coin chanté par maint et maint écrivain, de Victor Hugo à Huysmans,
de rêver à la pauvre et gentille Bièvre, assassinée par le Progrès — et que
l'auteur de Là-Bas se figurait, mythologiquement, « incarnée en une fillette
à peine pubère, en une naïade toute petite jouant encore à la poupée sous les
saules ». La Bièvre est maintenant sous six pieds d'asphalte. Pour l'apercevoir,
il faut, paraît-il, aller jusqu'au Kremlin-Bicêtre, où elle ne joue d'ailleurs
pas à la poupée, mais à la chiffonnière, au milieu des détritus qui encombrent
ses rives. Inutile d'aller voir cela.
Évocations, souvenirs, fantômes..
Marius, le héros des Misérables, qui habitait tout près d'ici, « boulevard
de la Santé, au septième arbre après la rue Croulebarbe »… Jean et Philibert
Gobelin marchands-teinturiers en écarlate, qui donnèrent leur nom à la manufacture…
Plus loin encore, le château de la Reine-Blanche, qui vit le terrible « Bal
des Ardents », plusieurs seigneurs de la cour de Charles VI brûlés vifs sous
leurs déguisements de sauvages…
Disparu, le château ? Non pas. Le voici au fond d'une cour de la rue des
Gobelins, intact de sa base trapue à la pointe de sa tourelle. Il abrite aujourd'hui
une fabrique de papiers de couleurs, ce qui n'est nullement un sacrilège. Ce
qui en serait un, ce serait de transformer, de moderniser ce quartier à la fois
délicieux et grandiose. Hélas ! calmes rues, beaux jardins, vieux souvenirs.
Paris, s'il s'y mettait, ne ferait de vous qu'une bouchée ! Et j'ai bien un
peu peur pour vous… J. B.