Tentative d’assassinat
Le Petit Parisien — 7 septembre 1903
Agression contre un jeune Espagnol. — Frappé de quinze coups de couteau.
— L’émoi d’une Marchande de vin. — La Victime est en danger de mort.
Il est certains quartiers excentriques de Paris où il est dangereux de
s'aventurer passé minuit. Les rôdeurs et malfaiteurs de toute espèce s'y
conduisent comme en pays conquis ils dévalisent sans vergogne le passant
attardé et, si celui-ci leur oppose la moindre insistance, ils ont vite fait
de lui imposer silence en le frappant avec leurs armes.
C’est ainsi que la nuit dernière un jeune Espagnol a été la victime de
trois bandits qui, après l'avoir lardé de quinze coups de couteau, lui ont
dérobé son portefeuille contenant une somme importante.
Voici des détails .sur cette sanglante affaire, qu'entoure encore un
certain mystère.
Apparition tragique
À minuit et demi, tranquillement assise devant son comptoir, Mme Luce,
qui tient un débit de vin à l'angle du boulevard d'Italie et de la rue du
Moulin-des-Prés, attendait l'heure de fermer son établissement. Aucun client
ne se trouvait dans le débit et la marchande de vin somnolait légèrement,
lorsque la porte s'ouvrit brusquement. Une apparition tragique la fit
sursauter : un jeune homme, assez élégamment vêtu, le visage et les mains
couverts de sang, faisant entendre de sourde plaintes, venait de se
précipiter dans la boutique et il avait refermé la porte derrière lui comme
si ses agresseurs le poursuivaient encore.
Soudain, il s'affaissa sur une chaise et, montrant une carafe pleine
d'eau, il prononça quelques paroles en langue étrangère.
Douloureusement émue à la vue du blessé, Mme Luce M posa quelques
questions. Le mystérieux inconnu ne connaissant pas le français sans doute,
ne répondit que par des gémissements. La débitante, impuissante à soulager
le malheureux, s'empressa d'aller chercher des agents.
Les gardiens de la paix transportèrent le jeune homme à l'hôpital Cochin,
où il fut admis d'urgence dans la salle Boyer. Les médecins lui prodiguèrent
aussitôt des soins et constatèrent qu'il n'avait pas reçu moins des quinze
coups de couteau cinq dans la poitrine, deux au bas-ventre, deux aux
cuisses, les autres aux bras et aux mains, notamment à la main droite qui
était pour ainsi dire hachée.
L'opération de la laparotomie fut pratiquée sans retard par les médecins,
mais on a peu d'espoir de sauver l'infortuné, les blessures qu'il il reçues
à la poitrine étant, parait-il, mortelles.
L'enquête
M. Pélatan, commissaire de police du quartier de la Maison-Blanche,
accompagné de son: secrétaire M. Bouyssou, informé de cette tentative de
meurtre, se rendit à l'hôpital Cochin pour interroger la victime.
Il trouva l'inconnu dans un tel état de prostration qu'il ne put lui
poser aucune question.
Hier matin, cependant, le blessé put prononcer quelques paroles. Il fit
connaître en espagnol qu'il se nommait Juan Esposito, âgé de vingt-sept ans,
originaire de Saint-Sébastien et qu’il exerçait la profession de valet de
chambre.
Il venait de Biarritz et avait débarqué la veille au soir à la gare
d'Austerlitz par le train de neuf Heures. Au moment où il allait prendre une
voiture pour se faire conduire dans un hôtel du Centre de Paris, il fut
accosté par trois individus, dont l'un partait couramment sa langue et qui
s'offrirent à lui pour le guider dans la capitale.
Enchanté de se trouver en compagnie de gens qui, certainement,
l'aideraient à se débrouiller dans la grande ville, Juan Esposito les suivit
partout où ceux-ci voulurent bien le mener. Après diverses stations dans les
bars avoisinant les boulevards de l'Hôpital et Saint-Marcel, ils arrivèrent
enfin, vers minuit; à la place d'Italie.
Entre temps, le valet de chambre leur avait confié qu'il désirait trouver
une place à Paris et qu’il avait emporté avec lui une somme de 2.000 francs,
lui permettant de subsister- jusqu'au jour; où, il pourrait vivre de son
travail.
Les billets bleuis sont là, avait-il dit, en frappant sur une valise
qu'il tenait il la main.
Ses trois compagnons enchantés de l'aubaine qui s'offrait à eux,
essayèrent de pratiquer sur lui le vol à l'américaine. Ils voulurent
l'envoyer chercher des cigares dans un bureau de tabac voisin, tout en lui
promettant de garder sa valise, mais à, ce moment, Esposito, pris de
défiance, refusa d'accéder à leur désir.
Voyait alors qu’ils ne pourraient arriver à leurs fins sans se
débarrasser du valet de chambre les bandits se précipitèrent sur lui et le
frappèrent avec une brutalité inouïe, jusqu'au moment où, ne donnant plus
signe de vie, il s'affaissa, tout sanglant, sur la chaussée. Ils
s’emparèrent ensuite de la valise et s'enfuirent aussitôt.
L'enquête en est là. Juan Eposito n'a pu donner d'autres renseignements à
la police. Il lui est impossible de se rappeler comment ses agresseurs
étaient mis et l’âge qu'ils pouvaient avoir. L'attentat dont il a été
victime l'a d'ailleurs privé en partie de la mémoire.
On a trouvé sur lui une lettre de recommandation émanant du consulat
d'Espagne.
Les Recherches
Cinq agents de la sûreté ont été aussitôt mis à la disposition de M.
Pélatan, commissaire de police, pour trouver les criminels.
Des recherches ont été entreprises dans les établissements suspects
fréquentés par les « Apaches » du treizième arrondissement et il est à
souhaiter que ceux qui ont perpétré ce crime soient bientôt arrêtés. Ils ont
laissé à leur victime une montre en or et une bourse; vide, d'ailleurs, de
tout argent.
A l'heure actuelle, avec les éléments d'enquête que l'on possède, on est
persuadé à la sûreté que ce sont bien des voleurs cosmopolites, dont la
spécialité consiste à dépouiller les étrangers, qui ont accompli ce forfait.
Chez Mme Luce
Hier matin, nous avons vu Mme Luce. Elle était derrière son comptoir et
racontait à quelques voisins la scène dramatique qui s'était déroulée la
veille dans son établissement.
— Ah monsieur, nous dit-elle, je verrai toute ma vie ce jeune homme
entrer comme un fou ici et indiquant avec sa main inondée de sang qu'il
voulait boire un peu d'eau ! J'étais affolée à l'idée que je ne pouvais rien
faire pour atténuer ses souffrances. Il s'exprimait d'ailleurs en une langue
que je ne comprenais pas.
Quand je suis allé quérir reg agents, je n'ai aperçu personne aux abords
de mon débit. J'ignore donc où le malheureux garçon a été frappé.