Trois témoins de la Bièvre
par André Suarès
Huysmans, avec son génie acariâtre et bougon, coin de feu, fumée dans
l’âtre, bénédictin mi-démoniaque et mi-culinaire, versé dans les herbes ?
Les recettes, les bestiaires et les vieux manuscrits, fait de la pauvre
Bièvre une espèce de souillon vouée à l'infamie : elle rouLe de bouge en
bouge, de fourneau en fourneau, d’égout en égout, jusqu’à ce qu'elle ne soit
plus qu'une fange infecte; et son nom même sent la misère prostituée et
l'ignominie de la boue.
Pour Huysmans, la Bièvre, petite fille de ferme, a quitté la campagne,
s'est mise en condition à Paris, et s'y est perdue, pourrie jusqu'à la
moelle; gangrenée, liquéfiée dans les chancres et la sanie ; et, ordure,
elle meurt dans .l'ordure, sous les ponts. Huysmans n'aime pas assez la
malheureuse pour respecter sa noble origine jusque dans l'infortune. Bien
plutôt que l'esclave souillée de Huysmans, la Bièvre est une petite
princesse que le Caliban de l'industrie a violée, réduite en servitude,
traînée de meule en meule; et liée, vieillarde usée, dans un ergastule
souterrain, à d'affreux travaux qui la désespèrent et l'épuisent.
Sous un air sentimental et cavalier à la Nodier, l'opuscule d'Alfred
Delvau est une pièce .d'archives ; il s'y est peint au naturel. Il vaudrait
la peine qu'on fît un petit crayon de ce gentil personnage, si parfaitement
d'accord avec son temps. Du même âge à peu près que Flaubert, Baudelaire et
Renan, il est mort à 42 ou 43 ans, un peu avant la guerre. N'étant pas un
inventeur d'idées, de formes ni de caractères, il n'est qu'un héros de
Flaubert et qui ne se possède pas. Aimable et un tantinet ridicule, bavard,
faible, généreux et libre, Delvau est Parisien de Paris, et du quartier
Saint-Marceau, qui s'est longtemps vanté d'être le plus Parisien des
faubourgs, étant resté le plus agricole, maraîcher et paysan.
Fils-de tanneur, Delvau est chez lui au bord de la Bièvre. Il a quitté la
tannerie pour le jeu littéraire. Il a eu la manie d'écrire. Homme du
boulevard, comme-on l'était encore quand Balzac le peuplait de ses héros
piaffants, Delvau en a eu tous les goûts et tous les caprices, toutes les
illusions en art et en politique. Saint-Simonien, romantique à ne pas croire
: rêvant, flânant, fouillant tous les coins de sa chère ville ; amoureux,
toujours en quête de quelque curiosité en fait de mœurs, de plaisirs et de
langage frondeur, ennemi de l'empire ; libre-penseur et républicain ? Delvau
a laissé plusieurs livres que ne sauraient négliger les historiens de Paris
; et, l'un des premiers, il a dressé un lexique de l'argot populaire.
II aurait pu faire un artiste (d'ailleurs il a gravé quelques planches à
l'eau-forte), s'il n'avait eu la manie .de mettre ses idées dans la vie et
son imagination dans la conduite : suprême erreur, vu que l'artiste, tout au
contraire, supplée à la vie par les images qu'il en crée, et ne satisfait aux
passions qu'autant qu'il les invente. Flaubert sans génie eût été cet
homme-là; de là qu'il a si bien connu Frédéric Moreau, de « l'Éducation
sentimentale », l'âme la plus déserte et la plus lugubre. Entre Frédéric et
Delvau reste le contraste du provincial au Parisien, qui tout de même n'est
pas petit. Le provincial se consomme dans la peau d'un rentier ou d'un
notaire ; il survit sans désespoir au poète mort jeune. Dans le Parisien à
la Delvau, l'homme meurt avec le héros de roman qu'il voulait être. Jusqu'à
un certain point, Musset a subi ce terrible destin : Delvau a fini de vivre,
n'ayant pas 45 ans. Et il s'est tué, je crois.
Ce que Delvau n'a pas vu et que Huysmans n'aurait pas voulu voir, si même
il l'avait aperçu, Mithouard l'a saisi du regard le plus aimable et le plus
fin, avec une émotion discrète, avec une moquerie légère, dans ce petit
chef- d'œuvre : « La Perdition de la Bièvre ». Il en a fait un conte de fée
un peu triste, où une gente princesse est victime de l'âge moderne et
prisonnière d'un mauvais génie. Assurément, les vrais Parisiens, de souche
antique et pure, sont rares à Paris ; mais enfin, il s'en trouve et même
plus qu'on ne pense. Il y faut un ou deux siècles de vie bourgeoise et
populaire dans la ville ou les faubourgs : à condition qu'on y soit venu de
la campagne prochaine, du Valois, de la Beauce ou de la Brie, de quelque
part enfin qui touche à la terre de France entre Meaux et Soissons. Melun et
Beauvais ou Reims et Chartres. Mithouard était de ceux-là. Dans sa «
Perdition de la Bièvre », il dit lui-même que ses grands-parents viennent de
Guyancourt-en-Hurepoix.
Entre Beauce et Parisis, Hurepoix est le trèfle de trois vallées
charmantes où coulent l'Orge, l'Yvette et la Bièvre. Agreste et bucolique,
la Bièvre est princesse en Hurepoix. Les ancêtres de Mithouard y ont été
paysans et tenanciers. Savait-il que son nom est à peu près le même que
Doucet dans l'ancienne langue ? Pour Rabelais encore Mithouard est le matou,
le chat mâle, prudent, habile et sage.
… Tout, lui plaisait dans l'Ile de France.
Il avait le sentiment de cette nature ordonnée par l'Histoire. Tout
parlait ici à son intelligence et, dans l'air de ce pays unique, il
respirait le climat de son cœur. Comme je le rencontrai un jour, au second
mois de la guerre, peu de temps après la chute d'une bombe sur Notre-Dame,
nous fîmes quelques pas ensemble, entre le pont Marie et la TourneIJe :
c'était sur la fin de l'après-midi, quand la lumière de septembre porte les
deux rives dans une lanterne de perle, que balance une brise de caresses.
Plein d'un souci amoureux, je lui dis :
— Ce paysage de ville est le plus beau du monde.
— Oui, fit-il, les ponts de Paris ! On ne fera jamais plus un tel paysage
de pierres.
André Suarès.
A lire
Les écrivains et
la Bièvre
Au
bord de la Bièvre : impressions et souvenirs par Alfred Delvau (Sur le
site de Gallica)
La Bièvre par J.K. Huysmans
La perdition de la Bièvre par Adrien Mithouard