Le coup de couteau de Mlle Pépé — Folie mystique et chantage — Un guet-apens
— En portant les saintes huiles — La coupable en fuite.
Monomanie mystico-criminelle accompagnée d'accès hystériformes, diront les
médecins appelés à examiner cette femme qui, dans sa maturité maladivement exaspérée,
a tenté de tuer, hier matin, un vicaire de l'église Saint-Médard. Et ce cas
n'est pas unique. On se souvient de cet infortuné et charitable abbé de Broglie,
de ce saint homme qu'une « vieille garde du bigotisme » — on nous pardonnera
certainement cette expression — assassina il y a quelques années parce que,
après s'être dérobé à ses avances passionnelles, il lui avait finalement refusé
l'absolution.
Qu'ils soient du village ou de la ville, les prêtres, des hommes après tout,
sont souvent l'objet de ces amours bizarres où la spiritualité se mêle à la
charnalité, de ces passions écloses dans des âmes à la fois simples et tourmentées
de vieilles filles, de ces postulations qui, malgré qu'elles s'élèvent jusqu'à
l'Homme-Dieu étendu sur sa croix, s'accrochent à la soutane du prêtre qui sert
ce Dieu et le matérialise en quelque sorte sur la terre. Un vicaire attaché
à une grande paroisse de Paris nous disait hier, à propos de l'assassinat commis
sur la personne de son collègue de Saint-Médard :
— Tous les jours, nous avons à nous défendre contre de pauvres femmes, des
malades évidemment, dont les sentiments religieux, au lieu de monter vers le
Dieu de Justice et de Miséricorde qui gouverne l'univers, s'arrêtent à nous.
Ces manifestations d'amour prennent souvent pour nous des formes extrêmement
gênantes, et certains de mes collègues pourraient vous dire que leur existence
s'est trouvée empoisonner pendant de longues années par les démonstrations aussi
compromettantes que persistantes de leurs ouailles. C'est principalement parmi
les femmes du peuple, les domestiques, les ouvrières, ces pauvres créatures
dont les sentiments se trouvent comprimés par la servitude, que se manifestent
les turpitudes sentimentales dont nous ne pouvons souvent nous délivrer qu'en
refusant l'absolution à celles qui y sont en proie. Au grand amour que ces malheureuses
professaient pour nous succède bientôt la haine, et la haine entraîne Bientôt
la vengeance.
En effet, l'abbé Émile Ménard, le vicaire de Saint-Médard auquel nous avons
fait allusion plus haut, parait avoir été victime d'une vengeance de cette nature,
précédée de tentatives de chantage.
Le coup de couteau.
L'abbé Ménard quittait son église vers neuf heures et demie du matin pour
aller porter tes derniers sacrements à une pauvre femme qui, agonisante, avait
fait demander les secours de la religion. Il se dirigeait vers la rue Claude-Bernard,
où habitait la moribonde, quand, arrivé au carrefour formé par les rues Monge
et de Bazeilles, une femme d'une quarantaine d'années, portant une toilette
grise et coiffée d'un chapeau suranné à plumes rouges, s'avança à sa rencontre.
Elle s'arrêta, laissant l'abbé Ménard passer devant elle et le foudroyant d'un
regard haineux.
Le vicaire de Saint-Médard avait à peine fait quelques pas que l'inconnue
s'élançait sur ses traces, dans un mouvement furibond, et le frappait d'un coup
de couteau dans le dos. Puis, satisfaite de son acte, elle pirouettait sur ses
talons et s'enfuyait bientôt à toutes jambes par les rues du Fer-à-Moulin et
de la Collégiale.
Quoique blessé assez, grièvement, l'abbé Ménard ne trébucha point ;
au contraire, faisant un effort sur lui-même, il continua sa route avec la volonté
d'arriver à temps pour accomplir son ministère ; mais, chemin faisant,
ses forces le trahirent un peu, et il dut songer à regagner son domicile, 20,
avenue des Gobelins.
Un chiffonnier, nommé Gustave Cochoneau, avait été témoin de la tentative
de meurtre accomplie sur l'abbé Ménard ; celui-ci, se sentant frappé, avait
même dit au porte-hotte, en lui désignant la femme qui fuyait « Faites arrêter
cette malheureuse; elle vient de m'enfoncer quelque chose dans le dos. » Cochoneau
s'était bien mis à la poursuite de la femme, mais cette dernière, quand elle
s'était trouvée une centaine de mètres du théâtre du drame, avait apporté une
telle précipitation dans sa fuite qu'il fut impossible de la rejoindre. Rentré
chez lui, l'abbé Ménard refusa de se coucher tant qu'un autre prêtre de la paroisse
ne serait pas venu chercher les saintes huiles et l'hostie consacrée qu'il avait
emportées de l'église Saint-Médard. Il attendit une demi-heure l'arrivée de
ce prêtre, ne faisant entendre aucune plainte en dépit des souffrances qu'il
endurait, et, quand son collègue arriva, il lui dit simplement :
— Une folle m'a frappé d'un coup de couteau alors que j'allais porter le
viatique à une mourante. Je crois que l'arme est restée dans ma blessure.
Et c'était vrai.
Stoïcisme d'un prêtre.
L'abbé Ménard retira lui-même le couteau de la plaie, un long couteau de
cuisine à manche noirci et dont la lame mesurait environ quinze centimètres.
Aussitôt, une abondante hémorragie se produisit et le prêtre s'évanouit entre
les bras des siens. La blessure était si profonde que le malheureux abbé eût
sans doute succombé à la perte de son sang si le couteau n'eût arrêté lui-même
l'hémorragie.
La famille du prêtre fit appeler le docteur Le Marignier, qui, après avoir
constaté la gravité de l'état de la victime, prit toutes les mesures préservatoires
en vue de prévenir un dénouement fatal. On fit alors avertir le docteur Michaud,
médecin à l'hôpital de la Pitié, qui jugea indispensable une opération des plus
graves. M. l'abbé Émile Ménard est âgé de trente-huit ans, et il est vicaire
à Saint-Médard depuis huit ans. C'est un homme d'une constitution très vigoureuse
en apparence, mais sujet à de fréquents malaises provoqués par le mauvais état
de son estomac. Dans l'espoir de recouvrer complètement la santé, il était parti
pour la campagne aux premiers beaux jours et était rentré à Paris le 25 septembre.
M. Thuillerie, commissaire de police du quartier du Jardin des plantes, avait
été informé du drame par le chiffonnier Cochoneau. Celui-ci avait même remis
au magistrat une espèce de cache-corset ou de châle en soie noire que la femme
avait jeté sur la chaussée après avoir frappé l'abbé Ménard. Cette étoffe parait
avoir servi à envelopper le couteau.
M. Thuillerie se rendit aussitôt avenue des Gobelins pour interroger le prêtre
blessé. Il apprit de la bouche même de l'abbé Ménard le nom de la femme qui
l'avait frappé. Cette énergumène; cette folle est une demoiselle une vieille
demoiselle nommée Augustine-Léontine Pépé, âgée de quarante-deux ans environ.
L'odyssée d'une femme galante.
Augustine Pépé est née à Nantes où vit encore sa mère; elle a six sœurs et
deux frères. Une de ses sœurs a fait un excellent mariage à Paris ; deux
autres habitent Montmartre où elles se livrent au commerce de la… galanterie.
Les trois plus jeunes sont en province où elles suivent l'exemple de deux dernières.
La demoiselle Pépé est arrivée à Paris, il y a une douzaine d'années. Elle
fit bientôt la connaissance d'un M. C… boursier, avec lequel elle vécut, pendant
sept ans, dans un appartement luxueux situé rue Hippolyte-Lebas, à l'angle de
la rue des Martyrs. M. C... voulant se séparer de sa maîtresse vers la fin de
l'année 1893, lui loua, 4, rue de Mirbel, un modeste logement de 480 francs
par an, au premier étage. Il lui acheta un mobilier complet et lui annonça que,
pendant deux ans, il lui servirait une pension de 200 fr.par mois, mais qu'ensuite
elle aurait à se suffire à elle-même, Et, pendant ces deux années, Mlle Pépé,
qui se faisait aussi appeler Mme Cuzin, vécut en bonne petite rentière.
L'ancienne concierge du n« 4 de la rue de Mirbel, Mme Nef, que nous avons
vue à son nouveau domicile, 40, avenue des Gobelins, nous a fourni ces renseignements
curieux :
« — Mlle Pépé était un peu excentrique, quoique fort douce et très aimable
personne. Tous les jours elle allait à la messe et se levait parfois à six heures
du matin pour se rendre à Saint-Médard.
» Cet excès de religion de la part d'une femme dont la moralité était, en
somme, assez douteuse me sembla bien extraordinaire. Je voulus en avoir le cœur
net et je lui demandai un jour :
« — Alors vous êtes bigote, mademoiselle Pépé ?
» — Mais non, me répondit-elle, je n'y crois pas à toutes leurs farces, mais
il y a un vicaire qui est si gentil, qui prêche si bien et qui a une voix si
douce et si plaintive quand il chante, que je ne sors jamais de l'église sans
être profondément émue. »
» Plusieurs fois elle me reparla de son vicaire; mais je ne croyais pas que
son amour pour lui irait jusqu'à l'assassinat. » Quand M. C... cessa de servir
à son ancienne maîtresse sa pension mensuelle, Mlle Pépé tomba dans une misère
noire, et elle dut chercher, sa subsistance quotidienne dans des amours passagères.
Très brune, elle se teignit en rousse, et, toutes les nuits, amenait rue de
Mirbel des amants de hasard qui faisaient du scandale. Les voisins se plaignaient,
et le propriétaire donna congé à sa locataire, qui, d'ailleurs, devait deux
termes.
Au mois d'avril dernier, Mlle Pépé dut quitter son logement; ses meubles
furent vendus par autorité de justice; elle doit encore 110 francs au propriétaire
qui lui retient une malle, laquelle se trouve actuellement dans une chambre
vide, au cinquième étage, 4, rue de Mirbel.
De Pépé en Coquard.
La demoiselle Pépé se rendit alors à Nantes, auprès de sa mère, écrivit à
son ex-propriétaire une lettre lui annonçant qu'elle allait dégager sa malle
et rentra à Paris au mois d'août.
Le 14 août, elle louait, sous le nom de Mme Coquard, pour une somme de 120
fr. par an, une chambre située au sixième étage, 6, rue Rataud: Elle annonça
que ses meubles allaient bientôt lui être expédiés de Nantes. Elle emménagea
simplement un lit en fer qu'elle avait loué chez un brocanteur du quartier et
un carton à chapeau, lequel contenait toute sa garde-robe. La concierge du numéro
6 de la rue Rataud nous a déclaré à son tour :
« — Mme Coquard ne me disait rien de bon au point de vue de la solvabilité;
elle causait quelquefois avec mon mari, lorsqu'elle sortait, le matin, à dix
heures, ou lorsqu'elle rentrait, le soir. Elle paraissait douce et était toujours
très polie.
» Une dame vint un jour nous, demander de ses nouvelles; elle nous apprit
que le véritable nom de cette femme était Augustine Pépé, qu'elle avait eu d'heureux
jours, mais nous apprîmes d'autre part qu'elle avait été mandée chez M. Lanet,
commissaire de police, pour une affaire de chantage. Nous ne nous doutions certes
pas que la misérable tenterait, un beau matin, d'assassiner M. l'abbé Ménard.
»
A la préfecture de police et au parquet, on fournit des renseignements déplorables
sur Augustine Pépé. Au cours de la présente année, elle a dû être mandée, à
plusieurs reprises, dans divers commissariats de police pour « intervention,
officieuse ». L'ancienne fille de joie essayait de faire chanter les jeunes
gens riches ou les hommes mariés, ce qui ne l'empêchait point de faire montre
d'une religiosité excessive et de se rendre tous les jours à l'église Saint-Médard
pour prier saint Antoine de Padoue.
Les lettres.
Augustine Pépé remarqua bientôt l'abbé Ménard qui fit par la suite une grande
impression sur son esprit.
Elle hésita longtemps avant de lui écrire, se contentant d'assister à ses
messes, de suivre ses sermons puis un jour elle adressa à l'abbé une lettre
que celui-ci déchira. Afin de se rapprocher de lui, elle le demanda à son confessionnal,
mais le vicaire, déjà prévenu contre cette femme, ne voulut point l'entendre
et il l'adressa à l'un de ses confrères.
Furieuse, Augustine lui envoya un papier sur lequel elle avait dessiné un
Pierrot avec ces mots :
« C'est le printemps ; tout s'éveille dans la nature. Resterez-vous
donc éternellement sourd aux plaintes d'une pauvre pécheresse ? »
Puis les envois de toute nature continuèrent. Quand elle fut dans la misère
ses lettres devinrent plus pressantes. Elle racontait à l'abbé Ménard que, grâce
à son éloquence, Dieu était enfin descendu en elle; mais elle ne manquait jamais
de lui demander de l'argent « pour sauver son âme et protéger son corps ».
Dans une de ces missives, elle disait :
« Au saint-office, vous affectez de regarder les jeunes filles qui se .sont
placées près de vous avec intention et vous ne jetez jamais sur moi un regard
de pitié. Malheur à vous ! »
Puis ses épîtres devinrent menaçantes. Elle écrivait « Prenez-garde à vous
il ne suffit pas d'aimer la Vierge Marie pour qu'un homme s'acquitte de la dette
d'amour qu'il a contractée envers la femme ! » Augustine Pépé disait
dans une autre missive : « Vous ne m'épargnez aucun outrage. Ainsi, votre
père a passé devant chez moi l'autre jour; il a affecté de se décrotter sur
mon trottoir. Je suis la plus malheureuse de vos amantes en Dieu ! »
Ou encore :
« Envoyez-moi cent francs, sinon, ce soir, j'irai me jeter à l'eau ; mais
avant, je vous tuerai. »
Tout cela était signé, tantôt Angélina, tantôt femme C., ou bien Augustine
Pépé, Coquard, Un amateur de la vertu, Une Madeleine éplorée, etc.
Les lettres de la folle, longues au début, étaient devenues très brèves ces
temps derniers. Elles ne contenaient plus que des demandes d'argent et des menaces.
Ce sont celles qui ont été saisies par M. Thuillerie. M. l'abbé Ménard détruisait
les autres au fur et à mesure qu'il les recevait, non sans en avoir donné lecture
aux vicaires de Saint-Médard pour les mettre en garde eux-mêmes contre les tentatives
d'Augustine Pépé.
20, avenue des Gobelins.
M. l'abbé Ménard habite au numéro 20 de l'avenue des Gobelins, au second
étage, en compagnie de son père, de sa mère et de sa sœur. M. Ménard père est
président du conseil de fabrique de l'église Saint-Médard.
L'un des frères de l'abbé Ménard est caissier au journal l'Illustration.
Lorsque nous nous présentons au domicile de' la victime on nous dit que l'abbé
vient de subir une terrible opération qui a bien réussi et qu'il dort. De nombreux
prêtres, des habitants du quartier se succèdent dans la loge du concierge. Les
intimes sont admis dans la chambre du patient et prient autour du lit. Mgr le
cardinal Richard, archevêque de Paris, a envoyé prendre des nouvelles du blessé.
L'opération était des plus délicates elle a été faite par un chirurgien de
l'hôpital de la Pitié, assisté d'un interne et de M. le docteur Le Marignier.
L'abbé Ménard a été endormi et l'on a dû pratiquer la résection d'une partie
de l'intestin, qui avait été perforé.
Le couteau, à manche noir, acheté la veille chez un coutelier de la rue du
Faubourg-Saint-Honoré, près de l'église Saint-Philippe du Roule, a été saisi.
La lame avait pénétré tout entière dans les reins du malheureux prêtre.
Un vicaire de la paroisse de Saint-Médard, que nous rencontrons chez la victime,
nous dit :
« M. l'abbé Ménard dort mais on ne peut se prononcer sur son état. Il est
bien malheureux, qu'il n'ait pas prévenu M. le curé des poursuites dont il était
l'objet. Moi, dernièrement, j'ai dû avoir recours aux bons offices de M. Thuillerie
contre une femme qui me poursuivait dans l'église, qui parlait et causait du
scandale tout simplement parce que je n'avais pas voulu lui accorder un secours.
» Souvent nous recevons des lettres de gens qui font appel à notre bourse
ou à notre influence. Or parmi ces gens se trouvent des individus qui ne méritent
aucune pitié.
» M. l'abbé Ménard s'était ouvert à moi et m'avait parlé des tentatives de
chantage dont il était l'objet. Il ne voulait pas faire du scandale ni commettre
l'imprudence qui coûta la vie à M. l'abbé de Broglie en recevant chez lui cette
femme qu'il ne connaissait pas, à laquelle il n'avait jamais parlé. Je lui avais
conseillé de prévenir le parquet il n'a pas voulu le faire.
» M. l'abbé Ménard est une victime du devoir. Il a été frappé au moment où
il accomplissait son saint ministère, et, s'il n'a pu se défendre, c'est qu'il
portait sur lui le saint viatique et qu'il ne pouvait ni se retourner, ni se
défendre, ni appeler, car vous n'ignorez pas que les prêtres ne peuvent causer
lorsqu'ils traversent les voies publiques portant l'hostie sacrée : ils
ne doivent se laisser distraire par rien de ce qui peut se passer autour d'eux.
» M. l'abbé Ménard est un prêtre très aimé de ses paroissiens et très estimé
dans le quartier mais mon jugement à moi pourrait vous paraître partial. Adressez-vous
aux voisins et ils vous diront, mieux que je ne pourrais le faire, combien est
bon cet excellent abbé et combien l'odieux crime commis ce matin soulève de
réprobation. »
En fuite.
Qu'est devenue Augustine Pépé ? On l'ignorait encore hier soir, à une
heure extrêmement tardive. Cette femme, cette folle, cette hallucinée, doublée
d'une criminelle, n'a point reparu chez elle. Elle s'est enfuie dans la direction
de la Seine, et peut-être bien qu'elle s'y est jetée. L'instruction de cette
très curieuse affaire a été confiée à M. Bastid.
Le Matin — 2 octobre 1897
Le drame de la place des Vosges
Le drame de la place des Vosges.
C'est à un sentiment de jalousie rétrospective qu'a obéi M. François Béchet,
ouvrier bijoutier, demeurant, rue Saint-Martin, en cherchant à attenter aux
jours de M. Louis Portal, courtier en vins, domicilié, 19, place des Vosges.
M. Portal, qui est âgé de trente-cinq ans et est très connu Bercy, où sa
profession l'appelle quotidiennement, est marié depuis deux ans environ et père
d'un bébé de quelques mois. L'appartement qu'il occupe, place des Vosges, est
des plus luxueux; il paie, d'ailleurs, un loyer annuel de six mille francs. Il
parait qu'avant de convoler en justes noces, M. Portal aurait entretenu
d'intimes relations avec une de ses petites cousines, mariée depuis à M. Béchet.
Sa conduite à l'égard de la jeune femme aurait même été des plus incorrectes.
Bref, hier matin, vers huit heures, on sonnait fébrilement à la porte de
l'appartement de M. Louis Portai. Ce lut la bonne qui vint ouvrir à l'obstiné
carillonneur. M. Portal, s'il vous plait, demande le matinal visiteur.
— Monsieur est encore couché, répondit la bonne, et il ne reçoit d'ailleurs
personne avant neuf heures. Si vous voulez vous présenter à cette heure-là,
monsieur vous recevra.
— Je suis très pressé et ne puis attendre. J'ai une très importante commande
à faire et je suis persuadé que, si vous faites part à votre maître du but de ma
visite, il me recevra aussitôt.
En même temps le visiteur sortit un portefeuille de sa poche et en tira une
carte de visite portant le nom suivant: « François Béchet, ouvrier bijoutier. »
La bonne prit la carte qui lui était tendue et alla prévenir M. Portal.
Quelques secondes après, elle revenait, priant M. Béchet d'attendre quelques
instants. M. Portal passa à la hâte son pantalon et une jaquette et vint
au-devant de son prétendu client.
— Je vous prie de m'excuser, lui dit-il, de vous avoir fait attendre; vous
désireriez, m'a-t-on dit, faire, une commande de vins.
— Oui, déclara M. Béchet qui, regardant alors bien en face le négociant en
vins, lui dit: « C'est bien à M. Portai lui-même que j'ai l'honneur de parler ?
»
— A lui-même, répondit simplement le négociant.
Béchet s'arma alors de son revolver et fit feu à trois reprises sur le
courtier en vins M. Portai fut atteint au bras gauche, le second projectile
l'effleura au côté droit et la troisième balle ne fit que lui enlever un petit
lambeau d'oreille.
M. Portai conserva son sang-froid il courut à sa chambre à coucher et prit
son revolver pour riposter à l'agression dont il venait d'être victime. Quand il
revint dans son antichambre, François Béchet avait disparu. Dans sa
précipitation, celui-ci avait laissé chez le courtier en vins son chapeau et son
revolver.
M. Carlier, commissaire de police du quartier de l'Arsenal, prévenu du drame
qui venait de se dérouler, se rendit au n° 19 de la place des Vosges, et saisit
l'arme et la coiffure du meurtrier.
En même temps- M. Carlier télégraphiait au service de Sûreté et des agents de
M. Cochefert étaient aussitôt envoyés à la recherche de l'ouvrier bijoutier.
D'ailleurs, on n'eut pas la peine d'arrêter François Béchet; il vint lui-même
se constituer prisonnier dans l'après-midi au service de Sûreté.
Il résulte de l'enquête à laquelle s'est livré M. Cochefert, que l'ouvrier
bijoutier n'ignorait pas les relations ayant existé jadis entre M. Portai et sa
femme. Celle-ci, au cours d'une scène de jalousie, aurait même avoué à son mari
qu'elle aimait toujours le courtier en vins. D'où la colère de François Béchet.
Bref, les causes de ce drame sont tellement délicates, que nous n'y
insisterons pas davantage.
Les blessures de M. Portal sont peu graves. Quant à l'ouvrier bijoutier, il a
été gardé à la disposition de la justice.
Le Matin — 14 avril 1897
Une femme pauvrement vêtue --- P13
Une femme pauvrement vêtue, ayant un bébé dans ses bras, tombait évanouie,
avant-hier soir, sur l'avenue des Gobelins. A la pharmacie où on la transporta,
on reconnut qu'elle s'était empoisonnée avec du phosphore. Après avoir reçu des
soins, elle a été conduite à l'hôpital Cochin.
Cette malheureuse, qui se nomme Marie Ollivier, est âgée de vingt-sept ans.
Fille de cultivateurs aisés de la Bretagne, elle suivit à
Paris un voyageur de commerce. Il y a huit mois, elle devint mère. Son amant
l'avait abandonnée le mois dernier, la laissant sans ressources. Mourant de
faim, menacée d'être expulsée de la chambre qu'elle occupait rue de Patay, la
pauvre femme résolut de se tuer.
On pense pouvoir la sauver.
Le Figaro - 24 août 1897
>
RAFLE DE VAGABONDS
RAFLE DE VAGABONDS
Un charmeur de rats
La Sûreté a opéré l'avant-dernière nuit une rafle parmi les vagabonds qui
cherchent un abri sous les ponts. Quarante-cinq individus ont été arrêtés. Sous
le pont des Arts, les agents se sont livrés à véritable chasse à l'homme pour
s'emparer des vagabonds abrités dans les ferments servant de soutien au tablier
du pont. Pour ne pas tomber dans la Seine, les malheureux qui passent la nuit
sous ce pont s'accrochent avec leur ceinture et leurs bretelles. Lorsqu'ils ont
vu les agents, ils se sont sauvés d'arche en arche pour gagner l'autre rive,
mais des agents les y attendaient et les ont capturés au fur et à mesure de leur
arrivée.
Parmi les individus arrêtés se trouve un type très curieux, un nommé Émile
Schwartz, âge de quarante ans, qui est sans domicile depuis vingt ans. Schwartz
qui parcourt la France à pied, de village en village, est un barnum d'un nouveau
genre. Il montre des souris blanches et des rats, qu'il loge sur sa poitrine,
au-dessus de la ceinture de son pantalon. En même temps que lui, les agents ont
amené à la Sûreté ses pensionnaires. Une odeur insupportable due aux croûtes de
fromages avariées et aux fruits gâtés dont Schwartz nourrissait rais et souris,
s'échappait des poches du vieux vagabond.
Quand on a fouillé Schwartz, les inspecteurs durent sortir de leur asile rats
et souris et les déposer à terre. Chose curieuse, aucun de ces animaux ne se
sauva et tous se groupèrent autour de leur maître. Ils attendirent derrière la
porte du cabinet de M. Cochefert que leur maître sortit de chez le chef de la
Sûreté.
Schwartz a été remis en liberté hier matin, et il a quitté la Sûreté avec ses
rats et ses souris, qui y avaient trouvé un asile momentané.
Le Gaulois — 10 septembre 1897
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