La nouvelle du Journal de 1897
par Eugène Chavette
Oui, monsieur, inspectez les feuilles de présence à mon ministère, vous verrez
que je n’ai pas à me reprocher, en vingt ans, une seule minute de retard, et
cependant je m’écrie : « L’exactitude est un exécrable défaut !!! »
Foin de ces gens qui sont toujours là, une montre au poing, arrivant à l’heure
juste et vous disant : « Hein ! suis-je bien à la minute ? » Ils sont nuisibles
à eux-mêmes et désagréables aux autres! Ou désagréables aux autres : parce que
vous comptiez avoir fini, avant leur arrivée, telle ou telle chose que leur
exactitude vous force d’interrompre. Ou nuisibles à eux-mêmes, parce que,
sachant leur exactitude, vous n’avez rien voulu entamer aux dix dernières
minutes; que vous vous impatientez après leur arrivée pendant qu’ils guettent
dehors, d’œil à l’aiguille de leur montre, le triomphe d’apparaître à la seconde
voulue; de sorte qu’à leur entrée, ils sont pour vous, qui attendiez, d’un quart
d’heure en retard.
Oui, monsieur, moi qui, pendant vingt ans, servis à régler sur mon passage
toutes les horloges du quartier, je vous le répète : « L’exactitude est un
exécrable défaut! » Et je m’en suis guéri, car je lui dois un des plus affreux
chagrins de ma vie.
Écoutez et jugez :
J’ai, durant sept longues années, déjeuné dans le même café. A onze heures cinq
minutes, j’ouvrais la porte; à midi moins cinq, je la refermais.
Inutile de vous faire l’éloge de la dame du comptoir! Qu’il vous suffise de
savoir que, dès ma première tasse de café, elle régna sur mon cœur. Mon regard
lui dit-il que je l’aimais? devina-t-elle mon amour? Je l’ignore; mais nous nous
aimâmes à distance, sans mot dire, pendant sept ans.., car je mis sept ans à me
rapprocher de son comptoir assez près pour lui parler sans la compromettre.
Oui, sept ans ! pour avancer de la table numéro 7, que j’occupais à mon début,
jusqu’au numéro 1, qui touchait le comptoir! Que voulez-vous? monsieur, j’étais
si exact que j’arrivais toujours une demi-heure après six abonnés aussi exacts
que moi. Que d’adresse il me fallut pour les déposséder de ces six tables qui me
séparaient de mon ange !
Le numéro 6 ne tint pas longtemps; je me mis à couper du bouchon, et, les nerfs
agacés, il quitta la place dont je m’emparai.
Six mois après, un hasard me débarrassa du numéro 5, qui était superstitieux. Le
garçon brisa un verre et répandit le café sur cette table, que son propriétaire
déserta tout craintif. Elle devint mienne. En deux séances, j’eus raison du
numéro 4, qui faisait un petit somme habituel après son repas. Je dansai si bien
sur ma banquette, que ce trémoussement amena un tangage à tel point désagréable
pour le dormeur qu’il alla porter ses habitudes dans une autre salle.
Le numéro 3 ne dura qu’un jour. La vue de mes tartines de beurre, noires de
caviar, que je trempais dans mon café au lait, lui souleva si fort le cœur,
qu’il n’eut que le temps bien juste de fuir cet épouvantable spectacle.
Le numéro 2! Oh! le numéro 2!! Je tremble encore quand j’y pense! Je mis quatre
ans à le déposséder ! Sans les regards de mon ange, qui encourageaient mes
efforts à me rapprocher, j’aurais renoncé au numéro 2.
Mais, me direz-vous, pourquoi ne vous êtes-vous pas évité tant de peine en
avançant votre déjeuner de deux heures, ce qui vous aurait rendu maître des
tables? Ou, plutôt, que ne veniez-vous, dans la journée, à un de ces instants où
le café désert vous aurait permis d’entretenir votre belle à loisir ? Ah! voilà!
c’est que, je vous l’ai dit, j’étais exact, j’avais la bêtise d’être exact. Ma
vie était si bien réglée que vous ne m’auriez pas même fait dire « tu » à une
femme à un autre moment que le deuxième dimanche du mois, de quatre heures dix a
quatre heures cinquante.
Je reviens à mon numéro 2.
Le bouchon coupé, le caviar, la danse des banquettes, tout fut inutile avec lui,
par cette raison qu’il était sourd, borgne de mon côté, et que ma banquette ne
touchait pas la sienne. Je voulus le prendre par l’avarice, et, sur sa table, au
coin de son coude borgne, j’empilais verres, assiettes, carafes, qu’il poussait
bientôt à terre. Ce n’était, chaque matin, entre nous, qu’une montagne de débris
qu’il payait sans même s’étonner de sa maladresse. Le cafetier en fit même une
spéculation, en ne lui servant qu’un matériel fêlé que le malheureux soldait
comme neuf.
En quatre ans, le numéro 2 a cassé de quoi monter le ménage de toutes ces
peuplades sauvages de l’Océanie qui manquent tellement du nécessaire, qu’avec
une seule paire de gants dix hommes s’habillent. Pauvre numéro 2 ! Je le plains
aujourd’hui ! Car j’ai appris plus tard que s’il était tant opiniâtre au poste,
c’est qu’il aimait aussi la dame du comptoir. Enfin, à bout de moyens après
quatre années, je songeais à adresser sur lui une lettre anonyme à la préfecture
de police, quand il eut la chance d’être écrasé par une de ces voitures de
laitier ou de boucher que, j’ignore pourquoi, la police laisse courir à toute
volée dans les rues de Paris.
De ma nouvelle place au numéro 2, si je ne touchais pas encore la terre promise,
j’en sentais au moins les doux parfums. Je respirais l’odeur des carrés de sucre
que mon ange caressait de ses blanches mains après avoir manié d’ignobles sous
maculés de vert-de-gris; je humais à pleins poumons l’arôme de l’eau de fleur
d’oranger qu’elle versait dans ces vilaines petites bouteilles rondes qui
ressemblent à un oignon blanc.
Un obstacle me séparait encore d’elle.
C’était le numéro 1.
Je résolus de le renverser.
Dès ce jour, je lui déclarai la guerre.
Un terrible homme que ce numéro 1, je vous le jure!! Ancien capitaine de
gendarmerie, fort comme un Turc, barbu, moustachu, et par-dessus toute galant et
monotone; car, tournant son gros œil vers mon adorée, il lui répétait d’heure en
heure, depuis huit ans, cette invariable phrase : « Je suis comme le lierre, je
meurs où je m’attache. »
Ce qui me rassurait peu sur la prochaine possession de sa table, car il était
bâti à vivre cent ans.
Je cherchai à amadouer le monstre par des contes lestes et des calembours; mais,
tordant sa moustache grise, il tarissait tout à coup ma verve en hurlant de sa
voix de cuivre : « C’est en perdant son temps à faire des calembours que Grouchy
est arrivé en retard !! » — Ce renseignement historique me surprit la première
fois.
Ah! je vous promets que si la France avait égaré son code pendant vingt-quatre
heures seulement, j’en aurais profité pour poignarder le terrible capitaine...
dans le dos. — Enfin, le ciel prit pitié de mon amour, et la fée de la
dysenterie cueillit un beau matin cet exécrable rival.
Enfin, je m’installai au numéro un!!!
J’étais près d’elle !!! — Je contemplais son buste gracieux sortant du comptoir,
j’admirais ses cheveux noirs, sa bouche mignonne, etc., etc. —Sept, ans écoulés
avaient bien un peu altéré tous ses charmes, mais je la voyais toujours avec les
yeux de... ma première tasse de café !
Je renonce à vous dépeindre l’émotion, en partie double, de ce moment envié
depuis si longtemps. La joie nous étouffait; nous perdions la tête; je trempais
ma mouillette dans la carafe et je vidais mon café dans mon porte-monnaie; elle
empilait les sous sur ses petits plateaux et mettait les morceaux de sucre dans
sa caisse.
Les grandes passions ne sont pas bavardes; un court dialogue suffit pour nous
lier l’un à l’autre, sans que le public fût dans la confidence.
En affectant de lire le nom du chapelier dans mon chapeau, je lui souillai du
fond de la coiffe : « Je t’aime. »
En feignant d’essuyer un bol à punch, elle me renvoya : « Je t’aime. »
A quoi je répliquai aussitôt:
— Sois ma femme ! à demain, chez mon notaire, à neuf heures trente-cinq.
(Neuf heures trente-cinq, c’était l’heure de mon pédicure, mais mon amour
désordonné me faisait sacrifier pour une fois mon exactitude).
Le lendemain, à l’heure dite, j’étais tout délirant de passion, chez Me Crosse,
mon notaire.
Je ne tarissais pas en éloges sur le compte de mon adorée, pendant que cet
officier ministériel préparait son papier timbré.
— Vous allez la voir, blonde! belle! élancée! une main de reine! une gorge de
déesse! une taille d’enfant — Voilà sept ans que je l’aime.
Tout à coup. mon notaire me demanda :
— Est-elle grande ou petite ?
Cette fort simple question m’interdit; je ne pus que répondre :
— Je n’en sais rien. — Comment ? vous n’en savez rien! Voilà sept ans que vous
l’aimez, et vous ignorez si elle est petite ou grande ? — C’est la vérité pure;
je ne l’ai jamais vu autrement qu’assise dans son comptoir... c’est-à-dire
jusqu’à la ceinture. — Mais vous avez dû pourtant vous rencontrer ailleurs... à
la promenade, au théâtre, au bain? — Jamais autre part qu’à son café... et je
suis si exact en tout, ma vie est si réglée que je n’ai pu, aucun jour,
consacrer mon temps à cet ange que de onze heures cinq à midi moins cinq, moment
où je la trouvais et je la quittais assise à son comptoir.
J’achevais à peine que la porte de l’étude s’ouvrit.
Ma fiancée entrait.
Tout à coup je poussai un cri d’horreur et je m’évanouis sur les genoux du
notaire. La bien-aimée de mon cœur, l’ange de mes rêves avait deux jambes de
bois !!!
EUGÈNE CHAVETTE
Les petites comédies du vice - 1890
N°7 ― Le feuilleton du journal
Les trois jours, pendant lesquels Guépin, très affairé, fit attendre sa décision parurent à Paul une éternité. Il était trop discret pour se montrer à Florence, et passait comme une ombre dans l'escalier commun pour se rendre au lycée. Il avait le cœur battant d'angoisse, le cerveau rongé par l'incertitude. Il supputait ce que pouvaient produire tous ses efforts de travail. En dehors de ses trois mille huit cents francs d'appointements, il avait la répétition qu'il donnait au fils du préfet, et le cours de littérature du pensionnat de Mlle Magimel, en tout quatre mille neuf. Était-ce assez pour être agréé par Mlle Guépin ? Il se plaisait à mettre la fille du menuisier sur un piédestal. Il l'avait transfigurée. Ce n'était plus une gentille petite personne appartenant à la classe ouvrière de Beaumont, quelque chose comme une grisette. C'était une jeune princesse égarée dans un milieu qui n'était pas le sien, et sur lequel, par la grâce de ses charmes, elle rayonnait d'un éclat merveilleux. Le brave Paul était en pleine féérie. Il commençait à douter qu'il fût digne de sa bien-aimée, et cherchait avec angoisse quel homme, dans le département, serait en mesure d'épouser Florence, sans que celle-ci parût être une victime de la destinée.
— Mon cher enfant, interrompit Mgr Espérandieu, vous devenez étrangement prolixe, votre récit entamé avec sobriété commence à se noyer dans les développements.
— Ah ! Monseigneur, si vous ne me permettez pas de vous dépeindre mes personnages, comment puis-je espérer vous inté- resser à leurs aventures ?
— Il va donc y avoir des aventures ?
— Votre Grandeur ne croit pas qu'une préparation pareille ne servira à rien ? Je pensais que mes articles de la Semaine religieuse avaient donné à Monseigneur une opinion plus favorable de mes facultés imaginatives.
— Poursuivez donc, puisqu'il faut que je subisse vos explications...
— « Subisse » est dur... Eh bien. Monseigneur, puisqu'il en est ainsi, je vais passer sur les accordailles de Paul Daniel et de Florence Guépin, qui m'auraient fourni cependant la matière d'un petit tableau de la vie provinciale tout à fait piquant. Je comptais tirer parti du jardin ensoleillé, comme cadre, et de la margelle du puits, comme siège, pour asseoir mes amoureux. Vous voyez la belle jeune fille blonde, dans un rayon de lumière, et les pampres de la vigne grimpante verdissant au-dessus d'elle. Son fiancé presque à ses pieds... C'eût été très joli. Mais vous m'accuseriez de me perdre dans le détail... J'en viens donc tout de suite à l'évènement grave, à l'acte décisif, à la péripétie dramatique de cette histoire d'amour.
— Je ne peux pas vous exprimer combien je trouve choquante cette intrigue d'un homme destiné à être prêtre, dit Mgr Espérandieu. Ces passions mondaines jettent dans ma pensée un insurmontable discrédit sur l'abbé Daniel. Il me semble qu'il est impossible qu'un cœur qui a éprouvé des sentiments si violents, soit jamais pacifié.
— Ah ! Monseigneur, et les Saints : saint Paul, saint Augustin, et Marie-Magdeleine...
— Oui, mon enfant, sans doute, mais tous ces personnages sont jugés par nous, dans le lointain du passé, ils ne sont pas nos contemporains, nous avons devant l'esprit, en même temps que la connaissance de leurs fautes premières, l'exemple des vertus qu'ils montrèrent par la suite. Tandis que ce prêtre, qui a subi tous les entraînements des hommes, j'ai beau savoir que c'est un modèle de charité, de sagesse et de piété, j'ai toujours peur qu'à un moment donné les passions ne recommencent à bouillonner en lui et qu'il ne retourne à son vomissement... Je crois que vous avez tort de vouloir me faire pénétrer le mystère de sa vie passée : il n'aura qu'à y perdre.
— Non, Monseigneur, car nous arrivons aux évènements qui ont décidé de son entrée dans les ordres, et vous jugerez qu'un renoncement aussi complet aux espérances et aux joies humaines ne peut être que définitif.
— Avez-vous la prétention de me faire croire que la douleur d'avoir été supplanté par M. Lefrançois ait poussé Paul Daniel à un tel excès de désespoir qu'il se soit jeté dans le sein de l'Église, comme dans un précipice, pour y engloutir sa vie, sa pensée, ses regrets, tout de lui enfin ?
— Mais, Monseigneur, cela est; je n'aurai pas à vous le faire croire. Vous le croirez de vous-même et par la suite naturelle du récit. Vous êtes trop bien informé des choses de la religion pour ne pas savoir comJiien ces conversions sont courantes. ? N'a-t-on pas raconté qu'un soir, à la table du roi des Belges, pas celui d'aujourd'hui, le précédent; celui qui, chaque fois que son peuple s'agitait, commandait de faire ses malles, de sorte que les émeutes s'apaisaient comme par enchantement tant la Belgique avait peur de rester sans roi, — à la table donc de ce singulier monarque, il y avait des généraux et un évêque, Mgr de Mercy-Argenteau. On se mit à causer de l'armée, des soldats, des manœuvres. Le prélat parlait avec tant de compétence qu'on l'interrogea curieusement et il fut établi que, de tous les convives, dont la plupart commandaient des divisions, le prêtre seul avait fait campagne et vu le feu. Il est vrai que c'était comme colonel de hussards et sous Napoléon qui l'avait décoré de sa main. Ce brillant soldat avait eu le malheur de perdre sa fiancée qu'il adorait, et de chagrin il était entré dans les ordres. Je vous en citerais cent autres exemples, Monseigneur, et qui seraient tous aussi probants. Et je n'irai pas jusqu'à invoquer la Trappe comme argument, quoique ce soit de circonstance.
— Ah ! Richard, notre curé de Favières a en vous un avocat bien éloquent, dit Mgr Espérandieu. Mais je ne sais pas si vous lui rendez service en le défendant comme vous le faites. La prudence commanderait de biaiser et déterminer les choses en douceur, au lieu de pousser ce maire aux dernières extrémités par une résistance qui va l'exaspérer. Je me reprochais déjà d'avoir été, ce matin, trop autoritaire, et voilà, mon cher enfant, que vous l'êtes plus que moi.
— Oh ! Monseigneur, je ne suis rien, dit le jeune abbé avec une souriante humilité, rien que votre fidèle serviteur... Et, si vous me commandez de me taire, je ne prononcerai plus une parole.
Au même moment, une cloche au son voilé tinta dans la cour agitée par une main discrète. Le prélat se leva et regardant son secrétaire :
— Voici le déjeuner. Donnez-moi votre bras, Richard; à table vous me continuerez votre récit; car maintenant que vous l'avez commencé, je regretterais de n'en pas connaître la suite.
Et appuyé sur son favori, plus par affectueuse familiarité que par maladive faiblesse, l’Évêque se dirigea vers la salle à manger.