La barrière Croulebarbe (suite)
Quelques jours après, le 25 mai, dans l’après-midi, Aimée achetait du grain
dans une boutique de l’avenue d’Ivry. Honoré entra, la figure bouleversée,
les yeux égarés :
— Aimée, il faut que je vous parle ! dit-il d’une voix sifflante.
— C’est impossible ; madame Détrouville m’attend pour le dîner,
répondit la jeune fille effrayée.
Elle sortit en grande hâte. Honoré la suivit à distance et finit par la perdre
de vue. Comme il ruminait en son esprit de sinistres pensées, il aperçut sur
le boulevard une enfant nommée Julienne, chevrière comme Aimée qui avait .pour
elle une affection de grande sœur à petite sœur. La présence de l’une annonçait
ordinairement la présence de l’autre :
— Puisque Julienne est là, se dit Honoré, Aimée ne tardera pas à venir.
Vers trois heures et demie, en effet, la jeune servante de madame Détrouville
apparut. Ulbach; qui jusque-là s’était tenu caché derrière un gros orme, alla
droit à elle et lui dit d’une voix où la prière dominait la menace :
— Pourquoi voulez-vous vous en aller de moi, Aimée ? Pourquoi ne voulez-vous
plus que je vous fréquente ?
— Madame ne le veut pas, répondit Aimée, que cet accent mouillé de tristesse
ne touchait pas; madame ne le veut pas, parce qu’elle prétend que vous êtes
un mauvais sujet...
— Un mauvais sujet ! moi, qui ne vous recherche que pour le bon motif !
— Si, si, vous me trompez, madame me l’a dit, et vous ne devez plus chercher
à me voir : vous m’affichez...
— Oui, vous aimez mieux vous afficher avec des messieurs comme celui avec
qui je vous ai rencontrée un dimanche...
— C’était mon cousin germain ... Et, d’ailleurs, je sors avec qui je veux :
cela ne regarde personne,
Puis, voyant Honoré se rapprocher d’elle d’un air sombre, et désireuse de
couper court à un entretien qui débutait si mal, Aimée dit à la petite chevrière
sa compagne :
— Julienne, va donc me chercher une tasse d’eau au regard, j’ai soif ...
Ensuite nous rentrerons, car il va faire de l’orage...
Un grondement de tonnerre confirma ces paroles de la jeune fille, qui resta
seule un instant avec Ulbach, qui la regardait toujours d’un air sinistre. La
petite Julienne revint, une tasse pleine d’eau, et la présenta à Aimée. Celle-ci
se disposait à boire, lorsque, d’une voix qui grondait comme le tonnerre, Honoré
l’en empêcha en disant :
— Vous ne boirez pas ! vous m’écouterez ! ... Voyons, Aimée,
et-ce bien vrai que tout est fini ? ...
Sans rien répondre, Aimée s’éloignait, — de plus en plus effrayée des menaces
du temps et de celles de son amant : celui-ci la retint d’une main, et
de l’autre il la frappa de plusieurs coups de couteau.
— Tu ne t’en iras pas, maintenant ! murmura-t-il avec rage en frappant
toujours.
Aimée Millot tomba en criant :
— Au secours !
La petite Julienne qui, d’abord épouvantée, avait fui, se rapprocha instinctivement
d’elle pour la secourir :
— Ma mie Julienne, lui dit Aimée dans un dernier souffle, je suis morte ;
va chercher madame...
La petite fille, rassemblant aussitôt son troupeau de chèvres, s’éloigna
en grande hâte dans la direction de l’avenue d’Ivry, — sans oser regarder derrière
elle.
L’assassin n’était plus là, pourtant : en voyant tomber sa maîtresse,
et comprenant que des cinq coups frappés en pleine poitrine il y en avait au
moins un « de bon », il s’était enfui, terrifié, — sans oser, lui
non plus, regarder derrière lui. Il s’était enfui, abandonnant ce pauvre cher
cadavre dont l’eau du ciel allait bientôt laver les plaies sanglantes et résolu
à en finir avec la vie par ses propres mains plutôt que par celles du bourreau.
La nouvelle de ce crime circula rapidement dans Paris, qui s’intéressa à
la victime, — et même à son meurtrier, parce qu’il s’agissait là d’amour et
de jalousie, et que les passions sont une chose si extraordinaire à notre époque
bourgeoise, où tout est plat, mesquin et fade, qu’on est- disposé à ’émerveiller
et à absoudre quand l’une d’elles éclate en plein jour et en pleine rue. Un
assassin n’est pas un homme comme un autre, da ! Tout le monde ne saurait
pas tuer !
Honoré Ulbach et Aimée Millot devinrent donc les lions du moment, et remplacèrent
la girafe dans les préoccupations admiratives des Parisiens. Ils étaient jeunes
tous deux, Aimée était une bergère, Honoré était un enfant trouvé; et puis,
si elle était morte, il s’était tué, — on le supposait du moins : tout
cela intéressait fortement les esprits badauds de la grande ville.
Honoré ne s’était pas tué : tout le courage qu’il avait en lui, il l’avait
dépensé à frapper la seule créature qu’il aimât au monde, et il ne lui
en restait plus assez pour se frapper lui-même. Cruel envers une femme, il était
lâche envers lui-même ; ou plutôt, les ressorts de son âme étant détendus,
il ne songeait pas plus à s’ôter la vie qu’à la défendre, — tout lui étant désormais
indifférent.
Et la preuve, c’est qu’après avoir erré ça et là pendant huit jours, il se
présentait, le 3 juin, devant un commissaire de police et s’avouait l’auteur
de l’assassinat commis, le 25 mai, barrière Croulebarbe.
Il comparut, le 27 juillet, devant la cour d’assises de la Seine et fut condamné
à la peine de mort, — qu’il subit, résigné, le 10 septembre suivant.
Telle est la simple histoire de la bergère d’Ivry et de la barrière Croulebarbe.
J’ai vu, dans mon enfance, le petit tumulus élevé sur le boulevard des Gobelins
à la mémoire de la « bonne amie » du pauvre Ulbach, et je me rappelle
les frissons de terreur qui s’emparaient de moi en songeant à cette aventure
ainsi dénouée, dont je ne comprenais pas alors le sens doublement dramatique.
Le tumulus a disparu depuis longtemps, — et aussi le souvenir de la bergère
d’Ivry et de son assassin.
Quant à la barrière Croulebarbe, inconnue avant cet événement, inconnue après,
peut-être n’a-t-elle jamais intéressé personne que moi, qui suis né sur les
bords de la Bièvre, - une Voulzie que m’ont gâtée les mégissiers, les amidonniers,
les teinturiers et les tanneurs. On m’a reproché de l’aimer, en me demandant
pourquoi je l’aimais; j’ai ma réponse prête, — celle de Montaigne propos d’Étienne
de la Boëtie parce que c’était elle, parce que c’était moi.
Alfred DELVEAU- 1865
Histoire anecdotique des barrières de Paris