La perdition de la Bièvre 3/3
Telle elle nous arrive dans Paris où elle pénètre avec humilité par le plus
marmiteux des faubourgs, l'ancien « faubourg souffrant », devenu aujourd'hui «
le Treizième », parce que nul autre que lui n'a consenti à subir ce chiffre.
Lors de l'annexion de 1860, en effet, ce numéro avait d'abord été attribué à
Passy et le vingtième aux Gobelins. Passy manifesta une telle indignation que le
mauvais chiffre resta à ces régions, depuis longtemps durcies à l'infortune.
A Paris du moins, malgré le redoublement de sa misère, la pauvre Bièvre avait
fini par rencontrer une sympathie, celle de M. Huysmans, qui se montra si tendre
à la petite assassinée et la câlina pitoyablement sur son lit de douleur
« Avec ces douces mains pour les chairs entamées
Qu'ont les femmes en pleurs qui suivent les armées. »
Lui seul est venu auprès d'elle pour l'assister dans la dernière phase de
cette vérole noire et le petit canal d'encre stagnante de la rue Croulebarbe a
réfléchi entre ses bordures de granit le visage de M. Huysmans qui souriait. Ce
dernier ami s'en est allé quand il a entendu les pas des ingénieurs, car il
pensait qu'on ne pouvait plus rien contre l'agonisante, que tant d'âpres
négociants avaient usée « en se la repassant ». Il croyait bien que ces eaux,
qui en plein jour ne reflétaient plus que la nuit, allaient être enfin
soustraites à l'injure des vivants et il se félicitait que la Ville intervînt et
réclamât la morte, pour l'ensevelir sous le boulevard de l'Hôpital, « dans la
clandestine basilique d'un colossal égout ». Hélas, la voie douloureuse ne
devait pas s'arrêter là. Ah, M. Huysmans, si vous soupçonniez la suite! Ici
commence le tourbillon de la mort.
Voilà donc la Bièvre livrée aux ingénieurs. Cette sorte d'hommes, coiffés de
leurs ponts et chaussés de leurs piédroits, sont les ennemis naturels des eaux
et forêts. Ce sont, eux aussi, des écorcheurs d'arbres, et puis des escamoteurs
de rivières. Ils s'avèrent grands dépensiers d'argent comme tous ceux qui font
profession d'amuser la foule. Toujours ils considèrent Paris comme un grand
cirque où il ne s'agit que de mener en rond les activités humaines. De fait une
très intelligente étude de M. Hénard sur les percées de la Ville expose, à
l'aide de réductions géométriques, que la circulation de Paris est devenue en
effet circulaire et peut être figurée par des anneaux concentriques et de
diamètre différent, avec fort peu d'accès vers le centre. Dans ce cirque
colossal s'exécutent des exercices variés, circuits de l'électricité, du gaz,
des égouts et des eaux, tramways rotatifs, métropolitains à révolution,
automobiles, voitures et piétons, soulevés par un vaste entraînement giratoire,
sans oublier cet antique, mais toujours réjouissant numéro, le Chemin de fer de
Ceinture, qui depuis un demi-siècle, en attendant qu'une foule qui l'ignore lui
crie : Assez! perpétue sans se fatiguer sa stupide et parfaitement inutile
orbite autour de Notre-Dame. C'est le fouet de l'ingénieur qui mène cette ronde
polytechnique. L'ingénieur a une âme d'écuyer. En voyant arriver, sale et
maigre, la petite reine déchue, il a compris qu'il était possible encore d'en
faire une ballerine. Il a donc débuté, aussitôt reçue, par l'assouplir,
l'étendre et la désosser. Pendant quelque temps, sous les rues du quartier de la
Maison-Blanche, il lui envoie un bras par-ci, un bras par-là : il la
contorsionne ; il la force à repasser au-dessus d'elle-même au coin de la rue
des Peupliers et de la rue de la Colonie. C'est le début de ses exercices. Elle
épuise les types les plus variés d'égouts ; elle se familiarise avec toutes les
coupes, elle passe de cerceaux en cerceaux, elle saute de cunette en cunette.
Enfin tous ses membres dispersés se réunissent quand elle atteint le Jardin des
Plantes. Arrivée là, volontiers on s'imaginerait qu'elle va s'aller jeter dans
la Seine, comme le lui enseigna la nature. Non pas. Brusquement on la fait
tourner à gauche et la voilà qui s'en va, dans la promiscuité de beaucoup
d'autres liquides, suivant le fleuve de loin, à travers les rues Geoffroy-Saint-
Hilaire, Linné, Monge et le boulevard Saint-Germain. Il y a quelques années
encore on lui faisait descendre le boulevard Saint-Michel comme pour en finir.
Ce n'était qu'un raffinement : on lui indiquait ensuite le chemin des quais. Le
chemin de fer d'Orléans depuis lors lui a dit : « Ôte-toi de là. » Mais elle ne
recule désormais que pour mieux sauter. Maintenant elle continue sa route
parallèle par le boulevard Saint-Germain jusqu'au quai d'Orsay où enfin elle
côtoie de tout près le fleuve ! Soudain le tunnel tourne à droite : elle va
tomber dans la Seine. Non pas. 11 n'est question que de lui faire exécuter un
saut périlleux. Alors, dans la nuit de la terre, elle se souvient de Bue et
d'Arcueil. Ses équilibristes d'affluents cheminaient là-bas au-dessus d'elle : à
son tour elle passe en siphon sous son fleuve et elle se retrouve dans le
collecteur Marceau sur la rive droite. Saute, ruisseau! Certes, il n'y a plus de
raison, puisque la voici affranchie du sol et dressée en liberté, pour qu'elle
n'aille pas faire sa Voulzie dans quelque ville somnolente. C'est une petite
rivière en vacances, une gamine de rivière en rupture d'orographie, une rivière
désarticulée, qui n'a même plus de bassin. Mais M. Loyal veille sur elle. Il la
dirige à présent sur Levallois. À Clichy une machine formidable la pompe et la
soulève. C'est la minute palpitante où la musique s'arrête pour que le gymnaste
s'élance. On la précipite et une seconde fois elle passe en siphon sous la
Seine. Elle a doublé la boucle.
Alors comme il ne reste plus rien à flétrir dans la petite princesse volée,
là dès que la chétive est définitivement assommée et qu'elle demeure sans
ressorts, il faut s'en défaire. Très simple le moyen. L'ingénieur est d'une
impayable brièveté logique. « Cette rivière, se dit-il, est venue de quelque
part. Ex nihilo, nihil. Qu'elle y retourne : replaçons-la dans la terre. »
Aussitôt il se met en devoir d'étaler méthodiquement ses eaux sur le sol, parmi
des légumes, dans un champ d'épandage, la contraignant à prendre à rebours le
chemin des sources!!
Personne n'avait encore trouvé cela, nul ne s'était accordé une pareille
mesure d'artificiel. On n'avait pas osé encore refouler ainsi le cours des
choses et rebrousser les chemins du Temps. Je demande s'il ne fallait pas que
des hommes eussent été, de génération en génération, insensibilisés dans la
glace des mathématiques et qu'ils se fussent furieusement familiarisés avec
l'abstrait pour qu'on en vînt, après les avoir détournées, à retourner les
rivières. On avait vu des criminels, se voulant débarrasser de leur victime, la
couper en tranches, l'expédier dans une malle, la brûler dans un four à chaux ou
même l'offrir en nourriture. Mais, pour la faire disparaître, lequel jamais
s'était avisé de la faire rentrer dans le sein de sa mère?
Un écrivain charmant, quoique d'une sentimentalité un peu prolixe, Alfred
Delvau, qui était le fils d'un maître tanneur du faubourg Saint-Marceau, raconte
qu'il prenait plaisir, aux vacances de chaque année, à construire une petite
galiote en carton, et l'ayant bourrée de friandises et de fleurs, à l'abandonner
au cours de la pauvre rivière. Touchante invention qui à partir de nous ne sera
plus permise aux gamins des faubourgs. La Bièvre est couverte. Elle a été
reconnue indigne de recevoir le moindre bateau de fleurs. Elle s'écoule sous
toiture, les gouttes de la pluie étant trop pures pour elle. C'est le Styx et
les seuls égoutiers sont admis à effeuiller sur ses bords des asphodèles. Ce
n'est plus dans Paris qu'on lui pourrait apporter une offrande d'ailleurs aussi
superflue. Je lui souhaiterais d'autres hommages. Il vaudrait bien mieux pour
elle qu'un jeune pâtre, quelque rustique et rusé petit camarade de la terre
celtique, où poussent « le cresson et l'herbe d'or », descendît chaque matin sur
ses rives dans le beau vallon de la Minière avec le troupeau de ses brebis, et
qu'il leur fit boire d'une haleine tout le flot de la petite rivière, et que le
nom même de la Bièvre fût effacé. Car il eût été meilleur de ne pas naître que
d'aller finir une vie si funèbre par une mort contre nature.
Adrien Mithouard.
A lire
Trois témoins de la
Bièvre par André Suarès
Au
bord de la Bièvre : impressions et souvenirs par Alfred Delvau (Sur le
site de Gallica)
La Bièvre par J.K. Huysmans